Booker Prize 2020 et finaliste du National Book Award, Shuggie Bain est un roman sur l'alcoolisme d'une femme qui vit seule dans un coron au Nord de Glasgow alors que les mines ont déjà été fermées par Thatcher. Ses aînés partent, seul le petit dernier, Shuggie, une dizaine d'années, s'engage à rester avec elle jusqu'au bout. Douglas Stuart signe un roman sur l'horreur et la misère de la maladie et nous fait réfléchir aux notions de maternité et de fatalité.
« Il y avait des verres et des verres et pas de chance et des verres et pas de chance ». Voilà ce qui défile dans l’esprit d’Agnès, femme d’une quarantaine d’années, mère de trois enfants, abandonnée de tous les hommes. Dans les verres d’Agnès, en général il y a de la Special Brew. Quand ça va particulièrement mal, il y a de la vodka. Elle la déguste comme on boit une bonne tasse de thé. Shuggie Bain est le récit de la longue descente aux enfers d’une mère perdue dans une maison humide des corons du Nord de Glasgow à l’époque où Margaret Thatcher fait rage depuis Londres.
Dans la famille Bain, depuis que le père est parti, ce sont les enfants qui s’occupent de leur mère et essaient de la maintenir en vie. Mais petit à petit, ils partent les uns après les autres. Ne reste que Shuggie, le petit dernier, qui a promis à sa mère qu’il ne la laisserait jamais. Alors, il développe des mécanismes de survie. Quand il rentre de l’école, il observe la maison de l’extérieur pour évaluer l’état de sa mère. Est-ce qu’il y a une voiture de taxi garée devant la maison ? Les rideaux sont-ils tirés ? Les lampes sont-elles allumées ? Il écoute aussi. Si sa mère est au téléphone, il devine au ton de voix combien de verres elle a bu. A onze ans, Shuggie sait déjà comment cacher quelques tickets d'allocations pour tenir la fin de la semaine, comment bidouiller le compteur d’électricité et de télévision pour récupérer des pièces, comment débrancher la prise du téléphone mine de rien, comment retenir sa mère de sortir trop ivre et renvoyer des voisins venus pour boire avec elle.
Une odeur de levure qui flotte
« Son corps pendait au bord du lit et, vu l’angle bizarre, Shuggie en conclut que l’alcool lui avait fait subir le supplice de la roue toute la nuit. (…) Shuggie disposa trois tasses près d’elle : une avec de l’eau du robinet pour soulager sa gorge sèche, une autre avec du lait pour lui tapisser l’estomac et la troisième avec un mélange des restes éventés du Special Brew et de bière brune qu’il avait récupérés dans la maison et mélangés avec une fourchette. Il savait qu’elle commencerait par cette tasse-là, celle qui ferait cesser les pleurs dans ses os. »
Ce qui rend le roman de Douglas Stuart particulièrement triste, c’est l’alternance des points de vue entre la mère de famille et son fils. Quand Agnès semble émerger pendant quelques temps, on observe tous ses faits et gestes avec Shuggie, scrutant le moment où elle va retomber. Quand il semble qu’Agnès remonte véritablement la pente, on ose à peine croire à sa rémission. A chaque page tournée, on a peur de la voir replonger. Au fur et à mesure que les semaines passent, on retient notre respiration avec Shuggie, qui n'ose pas croire en ce miracle.
Le récit de la maladie d’Agnès permet à Douglas Stuart de proposer une réflexion sur la fatalité. Est-ce de sa faute si Agnès a besoin de boire ? Selon elle, ce sont tous les hommes qui l’ont détruite et abandonnée qui sont responsables de son malheur. Si Agnès n’avait pas croisé la route de ces hommes, aurait-elle réussi à construire la vie dont elle rêvait ? Aurait-elle eu son pavillon avec jardin ? Est-il seulement possible de sortir du coron une fois qu'on pénètre cette "communauté" isolée qui s'apparente franchement à un ghetto ? Rien n’est moins sûr. Agnès semble prise au piège, physiologiquement dans l'alcool, et physiquement dans la maison perdue, où les bus ne viennent jamais.
Un récit sur la loyauté filiale
Il fallait une écriture osée et courageuse pour prendre à bras le corps la misère de la maladie et de la vie dans les corons des années 80, et le défi est relevé. Douglas Stuart arrive à combiner la crudité des descriptions de ce monde gris et triste avec une certaine délicatesse. Les dialogues sont souvent frais et naturels malgré les injures et la violence qui s’y glissent souvent. Shuggie Bain est un premier roman au style osé et sans prétention, ce qui rend la lecture presqu’agréable.
Presqu’agréable, mais pas tout à fait, car le récit de la vie des Bain s’apparente souvent à un livre d’horreur. Il faut parfois du courage pour ouvrir le livre et se dire qu’on va commencer ou terminer sa journée avec une femme malade dans une maison triste et froide perdue au nord de Glasgow. Pourtant, il faut se souvenir que Shuggie Bain n’est sans doute pas tant le récit d’une maladie misérable qu’une ode à la loyauté filiale et à la puissance du lien entre une mère à son fils qui résiste aux difficultés de la vie.