Succès de fin de saison dernière, Kelly Rivière revient dans la salle intimiste du Théâtre de Belleville pour nous conter son Irish Story. À voir jusqu’au 30 décembre.
Il y a dans chaque famille des histoires plus ou moins gaies, mystérieuses, tragiques. Celle qu’a choisi Kelly Rivière pour sa première mise en scène concentre ces trois caractéristiques. Il en va ici d’un grand-père Irlandais, jamais connu, disparu subitement, laissant femme et enfants derrière-lui. Sous forme d’une enquête, le spectateur bien installé au théâtre de Belleville, se voit transporté dans une histoire familiale tissée entre l’Irlande, l’Angleterre et la France, suivant les pas d’une petite fille bien décidés à souffler sur plus d’un demi-siècle de poussière.
Rivière ou Ruisseau ?
Une jeune femme nous accueille sur scène, dos aux spectateurs mais face à des images épinglées sous une lumière de film noir : va-t-on faire entrer l’accusé ? Nous attendons. On reconnaît des clichés liés aux «Troubles» nord-irlandais (euphémisme anglais faisant référence ici au conflit opposant républicains et nationalistes), et autres instants de révolte, mais aussi des photographies plus poétiques de nuages. Sans oublier différents portraits typiques des photos de familles que l’on retrouve sur les buffets de salle à manger. Alors que nous cherchons à tisser des liens entre les éléments de ce décor, vient le temps des présentations. Devant nous, comme issue de cette somme d’image, la comédienne se présente : adolescente, aspirante danseuse, Kelly Ruisseau vient de louper le concours d’entrée au Conservatoire national de danse de Lyon. Consolation, elle réussit à charmer le beau surfer de sa promo en lui racontant l’histoire de son grand-père irlandais disparu en mer. Quelques années plus tard et devant un nouveau garçon à séduire, c’est à cause de ces liens avec l’IRA que cet irlandais se volatilise. Mais cette Kelly Ruisseau qui s’exprime face à nous, est-elle si différente de Kelly Rivière qui lui donne corps ? C’est dans cette réinvention volontaire du passé que le jour se fait. Suivant les traces de l’auteur Portugais Fernando Pessoa, aux innombrables hétéronymes, Kelly Rivière fait sienne la pratique autofictionnelle afin de parcourir son passé à nos cotés ; comme le disait l'écrivain « Je ne change pas, je voyage ». S’offrant ainsi les libertés de la fiction, elle revient sur sa véridique quête de ce grand-père disparu. Par ce biais elle en devient non plus uniquement l’actrice mais la créatrice.
crédits images : David Jungman
Exploration tonale
Le dédoublement réflexif ne s’arrête pas là. Habitée d’une énergie créatrice, Kelly Rivière interprète toute une partie de son arbre généalogique voire même quelques électrons libres l’entourant. Il en va ainsi de son compagnon, de son fils, de son frère, de sa mère, de son père, de sa grand-mère, des soeurs de son grand-père, d’un chanteur irlandais, d’un musicien de pub, etc. De ce voyage ne surgissent pas seulement des caractères filiaux mais aussi, si ce n’est davantage, des identités sonores. En écoutant cette famille composée d’intonations chantantes du sud de la France, de «r» irlandais, de la sophistication verbale de la métropole anglaise et du rythme cool affecté du frère aspirant rastaman, la pièce nous rappelle que les accents et les langues parlées sont d’importants marqueurs géographiques mais aussi sociaux. Alors que la voix de la comédienne se module au rythme, par moment haletant du changement de personnages (nous pensons ici à l’hilarante course-poursuite intergénérationnelle), une réflexion s’ouvre sur le déracinement et l’intégration. Celui de ses grands-parents, comme nombre d’Irlandais obligés de quitter leur île pour cause de famine ou de chômage, à celui de sa mère devant trouver sa place d’expatriée britannique dans une famille française qui passe son temps à table, en passant par celui d’une jeune femme franco-irlandaise décidée à jouer avec les langues pour combattre le silence et les tabous familiaux.
Tout en humour, en vitalité physique, en dialogues ébouriffants, An Irish Story nous fait vivre une sémillante exploration du passé familial, en réussissant à éviter les lourdeurs mélo-dramatiques de ce type de récit. Finalement, comme elle en usait dans sa jeunesse pour séduire, Kelly Rivière, en nous parlant de son grand-père, nous charme.
An Irish Story / Une histoire irlandaise De et avec Kelly Rivière Collaboration artistique Jalie Barcilon, David Jungman, Suzanne Marrot, Sarah Siré Collaboration artistique à la lumière et à la scénographie Anne Vaglio Scénographie Grégoire Faucheux Costumes Elisabeth Cerqueira
Au Théâtre de Belleville jusqu’au 30 décembre 2019