Avec Un grand bruit de catastrophe, Nicolas Delisle-L’Heureux nous livre un récit d’amitié, de ces amitiés d’enfance si fortes que les adultes ne les comprennent pas et qui ne peuvent être brisées que par une catastrophe. Un roman québécois qui nous saisit et nous entraîne à la suite du destin.
“C’était indéniablement elle, Louise, la cheffe de leur trio, la petite étincelle qui les faisaient passer pour plus nombreux qu’ils ne l’étaient. Ils mettaient les pieds dans les plats en riant, puis se léchaient les orteils. On lui demandait souvent : “Pourquoi pas des filles de ton âge, Louise ?” Parce que : garçon, fille ou pouliche, personne n’aurait jamais été à leur hauteur, aux trois.”
Louise, Marco et Laurence sont inséparables depuis que la petite fille a débarqué à Val Grégoire, petite ville traversée par le froid inhospitalier de cette région du Québec. Mais l’auteur nous fait très vite comprendre, à travers la construction non chronologique et quelque peu bouleversée de son récit, que cette amitié ne durera malheureusement pas indéfiniment. Il s’agira alors, au cours du roman, de rassembler les pièces de ce puzzle pour arriver à la vérité de cette histoire.
Une nouvelle famille, choisie
Les trois enfants sont on ne peut plus différents mais se comprennent si bien. Louise, fille de parents avec le seul objectif de convaincre le monde entier de rejoindre leur congrégation et décidés à se servir de leurs filles pour cela, est rebelle et n’accepte pas la vie d’enfermement que ses parents lui tracent. Marco fait partie de la famille Desfossés, la dynastie installée à l’hôtel de ville de Val Grégoire depuis sa création et qui fait régner incompétence et clientélisme. Laurence, doux et silencieux, vit entouré de sa soeur handicapée et de son frère pervers avec leur mère sur les hauteurs de la ville.
Aucun.e des trois ne semble être né.e dans la bonne famille mais iels semblent avoir trouvé un moyen d’y remédier : iels se sont choisis. Iels se sont constitué cette famille qui leur est refusée par les leurs, une famille qui réponde à leur incommensurable besoin de liberté, qui n’en ait que faire de leur incompatibilité avec leur environnement et ce que la société attend d’eux. Iels appartiennent désormais à “un clan sacré, intouchable, inviolable”.
Et pourtant, leur amitié ne survivra pas à l’événement qui précipitera le départ de Louise pour Montréal, à la catastrophe originelle qui marquera la totalité de Val Grégoire et que l’enchâssement des époques met en valeur au cours du récit.
Prisonniers du temps et du continent
“Durant un certain temps, Marco et Laurence tentèrent à deux de sauvegarder ce qu’ils avaient bâti à trois, mais ce qu’on appelle les circonstances ne les avaient pas seulement détroussés de Louise, elles les détourneraient aussi l’un de l’autre. C’est comme marcher les yeux bandés dans un champ de foin très long et très plat : on dévie à coup sûr.”
Richesse des images et concrétude de la langue utilisée rendent saisissant le quotidien de ces trois personnes, où tout semble tourner autour de Louise - ou de son absence - d’une façon qu’on ne réussit guère à s’expliquer. Nicolas Delisle-L’Heureux dédie les différentes parties de son roman aux trois personnages et à leur quotidien, aussi bien celui qu’ils ont partagé à trois que la vie qu’ils ont mené après le départ de Louise. L’auteur adapte son écriture à la voix de chacun.e d’eux et reconstruit l’histoire à travers ce que chacun.e a à dire, signant ainsi un véritable roman polyphonique où la forme et le fond s’enrichissent mutuellement.
Un quatrième personnage s’ajoute également au récit : Val Grégoire, cette fille formant un simili microcosme toxique et lugubre. A l’image de la série éponyme de David Lynch où la ville de Twin Peaks semble avoir été maudite et déteindre sur ses personnages, Nicolas Delisle-L’Heureux met en scène la ville comme dépositaire, en même temps qu’obstacle, de la fuite nécessaire à la survie.
“Quelque chose faisait donc défaut à Val Grégoire, et ça sentait tellement fort que ça débouchait les narines, mais l’origine exacte du remugle restait imprécise. Nous ignorons qui parmi nous a trouvé l’explication la plus plausible, mais nous y avons tous adhéré en bloc : nous étions nés humains ; nous mourions ouananiches.” Ainsi que ce poisson d’eau douce qui ne peut sortir des lacs canadiens, les habitant.es de Val Grégoire sont prisonnier.es de la ville, de son pouvoir et de son destin. Nous découvrons au fil du récit le coût à payer pour s’en échapper…
D’une langue intensément vivante, Nicolas Delisle-L’Heureux nous raconte une ville où une jeune fille est chassée pour l’erreur d’un autre, où la jeunesse est prisonnière de l’héritage de ses parents et où le destin est cruel.
"Un grand bruit de catastrophe", Nicolas Delisle-L'Heureux, Editions Les Avrils, 304 pages, 22€