Philosophe s’étant éloigné des amphis pour mettre en acte sa pensée, Aurélien Berlan s’est installé à la campagne pour s’engager dans une vie communautaire et autonome. Dans un sémillant et stimulant ouvrage, il propose une nécessaire réflexion sur le rapport qu’entretien fondamentalement le mythe occidental de la liberté individuelle avec l’exploitation d’autrui. Terre et Liberté, en librairie aux éditions La Lenteur.
A contrario de ces intellectuel.le.s phosphorant sur le bitume à propos d’exploitation, de classes sociales et de révolution, Aurélien Berlan, les pieds dans l’humus, a nourri ses réflexions conceptuelles avec un engagement physique nécessaire à une reprise en main de « ses conditions de vie » . Face à une contemporaine « intensification du vertige des possibles » créant une liberté abstraite et virtuelle, le « philosophe-jardinier » comme il se définit, a choisi de se fixer quelque part afin de questionner ces « habitudes naturalisées » que sont devenus nos besoins. Pour autant il ne s’agit pas là des élucubrations d’un « amish » revenu par romantisme à la lampe à pétrole et à la cueillette sauvage mais bien d’une pensée organisée, étayée et référencée qui affirme que l’« on ne peut séparer la fin des moyens ».
Sans la croyance de la neutralité de l’outil, force est d’admettre que l’usage que nous en faisons a un impact social et donc une dimension politique. En pleine guerre en Ukraine, le constat que « chaque français à l’équivalent de plus de cinq cents esclaves à sa disposition » au niveau de sa consommation en énergie, n’apparait que plus cyniquement vrai. Idem pour la pénurie de médicaments qui a sévi ces derniers mois ou de celle de main d’oeuvre agricole qui a eu lieu après le covid. Mais alors comment expliquer qu’il faut que le monde soit en crise pour s’apercevoir qu’« au sens matériel, l’indépendance est un concept vide » ?
Berlan fait remonter au début du christianisme ce désir de délivrance qui accompagne le sentiment de liberté. En séparant le corps de l’esprit, en déclarant notre présence sur terre comme un simple passage vers un au-delà éthéré où plus aucune des bassesses quotidiennes auxquelles nous devons notre survie n’auront cours, la religion chrétienne a établi en dogme le « faire faire ». Cette soumission dont la dimension politique disparait sous celle religieuse, voire naturelle, est devenue le fondement de la société occidentale. Des colonies aux délocalisations contemporaines, en passant par la révolution industrielle, il a toujours été question de « nous « délivrer » d’un certain nombre de désagréments liés à la vie en société et à la vie biologique ». Mais cet ailleurs qui promet toujours plus de « repos, d’aisance, d’industrie et de jouissance » n’est envisageable que par l’asservissement de toutes les formes du vivant. Que faire, alors ?
Dans la dernière partie de son livre, Berlan propose d’investir notre quotidien à travers « l’imaginaire révolutionnaire de la subsistance ». Afin d’établir cette « vie dans la durée », le philosophe-jardinier invite à changer d’échelle, du mondial au local, à s’établir dans un territoire, à s’intéresser aux interrelations vivantes qui le forme, et d’expérimenter ainsi l‘« autonomie dans l’interdépendance ». Il ne s’agit pas de refuser toutes les évolutions techniques mais de faire le tri entre celles qui soulagent et renforcent et celles qui nous rendent dépendantes. Il ne s’agit pas de vivre de glanage et d’eau fraiche mais de parvenir à un équilibre entre nos besoins et ce dont on dispose. Il ne s’agit pas de se « décharger du pouvoir sur des instances séparées (mais de le prendre) en charge collectivement ». Fondamentalement, il ne s’agit pas d’être libre par « absence de » mais d’être libre « pour quelque chose ». En bref de redonner du sens à notre quotidien.
Dans une société dont le secteur tertiaire est devenu le principal pourvoyeur d’emploi, où tout à chacun.e peut expérimenter le retour à la domesticité grâce au recours à la livraison, le livre d’Aurélien Berlan fait figure d’ovni radical. Mais face à la construction limpide et efficace de sa pensée, sous-tenue par un riche corpus, force est d’admettre que cette dernière provoque une persistante résonance dans notre esprit et notre corps. Nécessaire.
« Terre et liberté », Aurélien Berlan, Editions La Lenteur, 2021, 224 pages, 16 euros.