Dans son quatrième roman, Jean-Baptiste Andrea embarque ses lecteurs dans l’Italie de la première moitié du XXème siècle. Il signe une fresque subtile et parfaitement bien ficelée, dans laquelle se racontent une amitié inattendue et la genèse d’une œuvre mystérieuse.
1986, Abbaye de la Sacra di San Michele. Veillé par des moines, un vieil homme est sur le point de mourir. Depuis plus de quarante ans, il habite avec eux pour “veiller sur elle”. Elle, c’est sa dernière œuvre, une statue mystérieuse qui bouleverse tellement ses admirateurs que le clergé a décidé de l’enfermer. Mais qui est cet homme ? Quel est son secret ?
Une amitié indéfectible
Dans le délire des derniers jours, Mimo se raconte à la première personne. Fils d’un sculpteur décédé à la guerre, le jeune garçon de 12 ans est envoyé chez “un oncle” pour y faire son apprentissage. Ce dernier, dépourvu de talent et rempli d'animosité, décide d’en faire son esclave. Né pauvre, orphelin de père, abandonné par sa mère, Mimo possède un autre défaut : son corps a oublié de grandir.
C’est dans le village de Pietra d’Alba (village fictif de Ligurie) qu’il fera la rencontre de sa vie : Viola. La fille de l’une des familles les plus puissantes de la région qui a bâti sa fortune sur les agrumes. Deux êtres, deux âmes sœurs que tout oppose, mais qu'une incroyable amitié va rassembler. “Les adultes mélangent tout le temps leur salive, ça ne les empêche pas de se trahir et de se poignarder à longueur de journée. Nous, on va faire différemment.”
Dans une Italie traversée par les guerres et la montée du fascisme, Mimo et Viola grandissent ensemble et devront se battre pour leurs idéaux. Tandis que lui va devenir l’un des plus grands sculpteurs de son temps et qu’il sera placé au cœur des enjeux politiques de l’époque, Viola est quant à elle prisonnière. Prisonnière de sa condition de femme, de son époque et des hommes. “Il y avait pire que perdre sa liberté, c’était d’en perdre le goût”. Née au début du XXème siècle, son statut l’oblige à faire un beau mariage de convenance, à se montrer en société alors que son intelligence et sa soif d’apprendre la poussent à de plus grandes ambitions. “Je voulais te montrer qu’il n’y a pas de limites. Pas de haut ni de bas. Pas de grand ou de petit. Toute frontière est une invention. Qui comprend ça dérange forcément ceux qui les inventent, ces frontières et encore plus ceux qui y croient, c'est-à-dire à peu près tout le monde.”
Ode à l’Italie et à son art
Au fil des pages, Jean-Baptiste Andrea invite à un voyage dans l’Italie de l’entre-deux-guerres aux côtés de personnages aussi émouvants qu’attachants. Renforcée par des décors italiens parfaitement décrits, l’auteur signe une fresque romanesque avec un arrière-plan historique, jamais écrasant : des collines enchantées, au domaine des Orsini, en passant par les champs d’agrumes ou encore les bas-fonds de Rome ou de Florence.
“Les ouvriers s’affairent déjà dans les champs d’agrumes. À des milliers de kilomètres de là, dans un pays que je n’imaginais pas visiter un jour, de l’autre côté de l’Atlantique, des hommes s’enrichissaient d’une huile noire crachée par la terre, un naphte visqueux qui gagnerait des guerres après les avoir provoquées. A Pietra d’Alba, la fortune venait de couleurs qui changeait avec le soleil, d’une délicieuse amertume ou d’une sensation de sucré dans un matin froid. Je regrette le monde des oranges. Personne ne s’est jamais battu pour une orange.” Sur fond de paysages idylliques, le lecteur traverse le chaos de la première moitié du XXème siècle et assiste à la Première guerre mondiale, à la montée du fascisme, la mise en place d’un régime totalitaire et à la défaite de l’Italie.
Pour peaufiner son décor, Jean-Baptiste Andrea fait appel à Michel-Ange, le Caravage ou encore Fra Angelico. Par petites touches, il dissémine de multiples références à l’art italien, tout en les liant à la grande Histoire. “Sculpter, c’est très simple. C’est juste enlever des couches d’histoires, d’anecdotes, celles qui sont inutiles, jusqu’à atteindre l’histoire qui nous concerne tous, toi et moi, et cette ville et le pays entier, l’histoire qu’on ne peut plus réduire sans l'endommager."
Sur presque 600 pages, Jean-Baptiste Andrea poursuit sa réflexion sur l’art et l’amitié et signe une saga grandiose sur fond d’Italie mussolinienne.
"Veiller sur elle", Jean-Baptiste Andrea, Editions de l'Iconoclaste, 580 pages, 22,50 €