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Rentrée littéraire : « Que notre joie demeure », Kevin Lambert

10 octobre 2023, par Mathilde Ciulla

Roman fleuve comme une plongée sans oxygène dans la vie d'une architecte québécoise en déchéance, Que notre joie demeure est la critique sociale et ambitieuse d'une couche qui ne voit plus ses privilèges et refusent d'écouter.

Céline Wachowski est l'une des architectes les plus en vogue. Elle s'est formée auprès des plus grands, est désormais célèbre pour ses bâtiments partout dans le monde, aussi bien pour des résidences luxueuses que pour des centres culturels, et l'entreprise qu'elle a créé, les Ateliers CW, a pignon sur rue. Mais alors qu'elle s'apprête à recevoir ce qu'elle considère comme la consécration de sa carrière – la construction d'un siège social à Montréal – elle est descendue sur la place publique pour ses pratiques professionnelles et la gentrification à laquelle participe son travail.

Bulle sociale et gentifriée

Le roman de Kevin Lambert, connu du grand public depuis le succès de Querelle, s'ouvre sur une longue partie où Céline est à la fête d'anniversaire d'une amie de longue date. Elle aussi richissime, c'est donc le gratin montréalais et nord-américain plus généralement qui se trouve dans la pièce. Céline passe d'un groupe à l'autre, accepte avec joie les félicitations des convives pour le dernier projet de son entreprise en même temps qu'elle se repasse sa vie et ses efforts pour en arriver là.

"On sonde avec ferveur l'ampleur de notre ignorance, vaste comme un temple dans lequel chacun de ses inimaginables forfaits n'attend qu'une lumière adéquate pour se révéler dans toute sa fureur et sa beauté. Plus tard, on dira du mal d'elle dans son dos pour se défaire de cette fascination qui s'est emparée de nous. En attendant, quelques concepts-clés explosent dans nos têtes : Céline doyenne, Céline pionnière, Céline archipuissante, Céline qui propulse et qui démolit des carrières. Et elle viendrait d'ici, de Montréal. Une des femmes les plus influentes du monde... A cela quelqu'un répond que si elle ne l'a pas fait elle-même, le monde, alors c'est qu'elle n'a rien fait."

L'auteur québécois nous noie sous ses réflexions, elle qui est partie de rien et qui est fière de sa carrière, désormais millionnaire qui divise sa vie entre Montréal et la Californie. Il passe de ses pensées à celles des convives qui l'entourent alors qu'un début de scandale commence à poindre : les Ateliers CW sont accusés de participer à la gentrification de la capitale québécoise, d'expulser des habitant.es pour la construction du siège social de l'entreprise Webuy. Et Céline y a évidemment son rôle à jouer, surtout quand elle est également épinglée pour ses méthodes de travail, notamment son traitement de ses collaborateur.rices.

Tout s'essouffle

Tout s'accélère pour Céline quand son conseil d'administration décide de la renvoyer de sa propre entreprise. Les phrases de Kevin Lambert se font elles aussi plus courtes - et la partie centrale du livre se découpe en chapitres qui scandent la descente aux enfers - au rythme de la respiration de la sexagénaire qui voit son monde s'effondrer et qui ne comprend pas : qu'a-t-elle fait de mal ? Elle s'est battue toute sa vie pour cette place, pour en arriver là et pour laisser sa marque sur les toits du monde. Le roman prend alors une tournure d'introspection pour cette femme qui n'arrive pas à se regarder, n'accepte pas de se voir au sein des élites et d'être rejetée par ces militant.es qui dénoncent les discriminations contre lesquelles elle pense se battre.

"Céline part demain pour la Californie, le tapage montréaliais résonne partout, il la suit dans son bureau, dans l'avion, dans les rues que Céline empruntera tout à l'heure pour rentrer chez elle, et jusque dans sa chambre cette nuit, dans ce grand lit impuissant à la réconforter. Les cris de la foule, les mensonges des journaistes, les insultes et les accusations inondent un moulin à reproches qui fonctionne très bien sans cet afflux toxique, elle a le sentiment d'avoir régressé de vingt ans de thérapie en quelques semaines tant les critiques, la détestation publique l'ont atteinte."

Plongée déconcertante dans la langue riche et prolixe de Kevin Lambert au contact de cette bulle au sommet du monde qui est incapable de se remettre en question et d'appréhender les conséquences de ses privilèges. On perd son souffle à la suite de la chute de Céline, au fil des virgules qui cadencent ces longues phrases sans jamais se noyer dans le flot des pensées – signe remarquable d'une maîtrise impressionnante de la part de Kevin Lambert de la construction narrative !

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"Que notre joie demeure", Kevin Lambert, Editions Le Nouvel Attila, 368 pages, 19,50€




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Rédactrice en chef Littérature


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