Refaire l’histoire des vaincus et des « outsiders » de la modernité, ceux pour qui la vie est un univers clos et cyclique, une lente acceptation des déterminations et désillusions de leur milieu : voilà ce qui semble être la tâche de Nicolas Mathieu. Dans un roman empli de mélancolie funeste, l’auteur trouve néanmoins la possibilité d’une dignité rétablie, aux confins de la mondialisation « heureuse ».
La Lorraine des années 90 : un territoire désindustrialisé et appauvri, qui subit le contrecoup des crises mondiales successives, de la restructuration économique du pays inséré dans l’économie globale et de la fin de la promesse d’une vie meilleure que celle de ses parents. Après des années glorieuses, voici venu le temps de la reproduction sociale. A travers les personnages d’Anthony et de Hacine, Nicolas Mathieu nous projette dans l’univers des déshérités, qui tentent de trouver une place dans un monde qui leur est fermé, toujours lestés par leurs racines.
Une critique sociale d’une époque qui bascule
A l’image usée jusqu’à la moelle de l’ascenseur social, ce roman répond durement en nous plongeant dans un territoire, sur la terre ferme des rêves adolescents d’une vie devant soi, empêchés, toujours. Face à l’optimisme triomphant de la consommation de masse et du progrès infini, les personnages bien trop réels de cette histoire se retrouvent en décalage. Car c’est bien d’une inéquation fondamentale entre ces jeunes lorrains des campagnes et les promesses politiques et publicitaires d’abondance matérielle dont parle ce roman. C’est l’impuissance d’une région entière qui se retrouve prise au piège d’une réalité qui échappe à ses protagonistes.
Avant d’être l’histoire de personnages s’étalant de 1992 à 1998, Leurs enfants après eux est aussi le roman de deux générations, celle des parents et celle des adolescents, qui évoluent dans un espace similaire, mais dans une temporalité différente, créant la confusion intergénérationnelle caractéristique de ce basculement d’époque. Des parents au chômage, victime de l’alcoolisme, de la perte de sens, jamais reconnus pour leurs efforts, se retrouvent à devoir gérer des enfants dans un monde menaçant, qui s’est dérobé sous leurs pieds. Avec la fermeture des hauts-fourneaux, des mines, la Lorraine est le théâtre d’une génération désœuvrée qui ne sait plus bien quelle est sa place.
Un roman initiatique renversé : la vie négative
A Heillange, ville imaginaire mais à consonance lorraine tout à fait convaincante, les ados s’ennuient. A chaque été détaillé dans le roman, on observe l’évolution de 14 à 20 ans d’une poignée de personnages issus d’horizons différents mais tous marqués par leur provenance, chacun rêvant d’un ailleurs, d’une possibilité d’échapper à cette région qui les bride. Anthony fume, boit, rêve de filles et surtout de Stéphanie, essaye de s’en sortir dans une famille brisée. Hacine subit la pression de ses pairs, de la reconnaissance uniquement obtenue par la violence verbale et physique, d’une société qui ne donne que la possibilité de l’épanouissement social par le contournement des valeurs associées à la tradition. Tant de violence insidieuse, de renoncements et d’espoirs brisés recouvrent la vie de ces deux garçons pas si différents, qui pourtant vont se croiser et devenir rivaux malgré eux. A travers leurs histoires enchevêtrées, c’est un documentaire incarné d’une classe entière que dresse Nicolas Mathieu.
Au cours de quatre étés successifs, on suit Anthony dans cette période difficile du passage à l’âge adulte, son espoir et ses rêves diminuant continuellement. Tombé amoureux de Stéphanie, il va se heurter à la barrière de classe qui se dresse entre eux : elle, issue de la petite bourgeoisie locale destinée à des études dans les grandes écoles parisiennes, et lui, fils d’ouvrier qui ne peut même pas imaginer une vie pareille tant elle est lointaine et interdite. Cette histoire déchirante d’un amour empêché, de trajectoires qui se croisent sans se toucher, est l’incursion du social dans la vie personnelle, entre Heillange et Paris, un local renfermé sur lui-même et un global qui ne peut plus se permettre d’être associé à un territoire de « perdants ».
Nicolas Mathieu sort ici un livre éblouissant et cru, dans un style singulier d’une justesse déconcertante. En immersion dans ce monde que l’auteur semble décrire de façon très personnelle tant la tangibilité des lieux et personnages est palpable, le lecteur est lui aussi prisonnier des carcans d’Anthony et d'Hacine, de leur désenchantement progressif. Il est rare de tomber sur un texte aussi touchant et puissant par la fragilité de l’époque qu’il décrit, d’incompatibilités structurelles entre des réalités qui s’entrechoquent, avec le récit politique d’une époque en ligne de fond. Face aux grandes épopées des self-made men arrogants et des jeunes cadres dynamiques, Nicolas Mathieu offre dans Leurs enfants après eux l’autre histoire toujours actuelle et cachée d’une génération modeste et digne, malgré tout.
"Leurs enfants après eux", Nicolas Mathieu, Editions Actes Sud, 432 pages, 21,80€