Dans un texte à la croisée du témoignage familial et de l'enquête sociologique, Anthony Passeron revient sur les premières années de l'épidémie du sida, sur le désœuvrement de la communauté scientifique mais aussi des malades et de leur famille.
Au début du mois de juin 1981, un médecin parisien découvre dans une revue médicale la réapparition d'une maladie qu'on croyait disparue et - coïncidence -, il reçoit ce jour-là deux patients qui présentent ces mêmes symptômes. C'est le début de longues années de recherche pour comprendre de quoi sont atteints ces malades, toujours plus nombreux, qu'on n'arrive pas à soigner. Un groupe de recherche est constitué, alors que les travaux s'accentuent également aux Etats-Unis - pays qui présente le plus de contaminations - mais il faudra de longues années avant de réussir à diagnostiquer ce qui sera nommé sida. Anthony Passeron met en valeur dans ce premier roman l'injustice de l'isolement connu par ces médecins et du manque de crédit accordé à leurs recherches : la plupart des malades sont des jeunes hommes homosexuels et des toxicomanes. Marginalisation assurée.
Si Anthony Passeron a décidé de dédier son premier roman à ce sujet, c'est qu'il est directement concerné par le sida : son oncle Désiré en est mort. "Ce livre est l'ultime tentative que quelque chose subsiste. Il mêle des souvenirs, des confessions incomplètes et des reconstitutions documentées. Il est le fruit de leur silence. J'ai voulu raconter ce que notre famille, comme tant d'autres, a traversé dans une solitude absolue. Mais comment poser mes mots sur leur histoire sans les en déposséder ? Comment parler à leur place sans que mon point de vue, mes obsessions ne supplantent les leurs ?" Le format hybride de ce livre semble être pour l'auteur le meilleur véhicule d'une histoire familiale qu'il a vécu à la marge, alors qu'il était enfant et qui reste encore taboue. C'est également pour lui le moyen de l'ancrer dans une histoire plus large, une histoire politique et sociale de la France des années 1980.
Solitude
Au fil des chapitres - à un chapitre sur son histoire familiale en succède toujours un sur l'avancée des recherches scientifiques et le contexte politique -, on s'enfonce dans toujours plus d'incompréhensions : les scientifiques semblent incapables de déceler ce qui cause les symptômes des malades, ce qui les empêche de trouver un traitement. Par ailleurs, le corps médical français se retrouve seul et isolé, le pouvoir politique refusant de leur donner davantage de moyens pour conduire leurs recherches. Et tandis que le nombre de malades augmente rapidement, d'essais infructueux en essais décevants, les médecins tâtonnent - et le ton et l'écriture d'Anthony Passeron se font plus pressantes.
Alors que les premiers chapitres sur la famille de l'auteur sont consacrés à nous planter le décor d'une famille vivant en milieu rural, propriétaire d'une boucherie familiale, et à nous décrire le caractère de Désiré - qui a toujours aimé faire la fête avec ses amis de la vallée et a quitté le petit village pour faire des études -, à partir du moment où celui-ci tombe malade, le ton change radicalement. "Les résultats de ses analyses ont livré leur verdict plusieurs semaines après : Désiré était séropositif. Brigitte également, tout comme la plupart de leurs amis de la vallée, du moins ceux qui avaient bien voulu se soumettre à l'examen. Ils rejoignaient un cortège de chiffres qui dressait un constat de plus en plus alarmant."
Marginalisation
Débutent ainsi des semaines d'angoisse et de déni pour la famille de l'auteur : sa grand-mère refuse d'accepter la maladie, surtout dans un petit village où tout se sait et où les informations sur une maladie qu'on ne comprend que partiellement arrivent difficilement. "Des allers-retours entre le village et la ville, entre sa chambre d'hôpital et son appartement, entre la drogue et le sevrage, entre une lente agonie et de brefs moments d'apaisement. Entre la vérité et le déni aussi. Des médecins qui constatent la dégradation progressive de leur patient. Une mère qui affirme que son fils ne souffre pas d'une maladie d'homosexuels et de drogués. Un fils qui dit qu'il ne se drogue plus. A chacun son domaine : aux médecins la science, à ma famille le mensonge."
Le passage par le traumatisme vécu par sa grand-mère ainsi que par le reste de sa famille - et par le silence qui entoure encore aujourd'hui la mort de son oncle - permet à Anthony Passeron de généraliser son propos et de dénoncer une société des années 1980 qui rejette ces populations marginalisées, les exclut et a peur de les approcher. Ses critiques se dirigent également vers les responsables politiques qui n'ont pas accordé leur soutien aux médecins français qui ont tout tenté pour trouver un remède, face aux laboratoires américains et à la compétition qui s'installe entre les deux pays. L'auteur met le doigt sur des défaillances de l'Etat, sur l'abandon de certaines populations au début de l'épidémie. "Il semble qu'on parie sur l'hypothèse selon laquelle tous les séropositifs ne développeront pas la maladie. Un pari morbide. Par négligence, par souci d'économie, ce pari causera la contamination de milliers de personnes."
Dans un premier roman très réussi et émouvant, Anthony Passeron retrace l'histoire de l'épidémie du sida, sous les angles scientifique - avec des explications fouillées des cellules du corps responsables, des symptômes et des traitements - mais également personnel, mettant en lumière les incompréhensions et les clichés à la vie dure parfois de manière bouleversante. Un livre nécessaire alors qu'on oublie encore trop souvent que, malgré la trithérapie, la maladie n'est pas éradiquée.
"Les enfants endormis", Anthony Passeron, Editions du Globe, 288 pages, 20€