Dans un récit intime et autobiographique, Agnès Desarthe nous livre des souvenirs de ses grands-parents juifs immigrés, ces souvenirs qui ouvrent la porte à la nostalgie de l'auteure et à ses réflexions sur ce que veut dire vieillir et vivre ensemble.
Boris et Tsila, les grands-parents d'Agnès Desarthe, vivent dans un immeuble du XIIIe arrondissement de Paris. De cet immeuble Agnès garde un souvenir d'une vie en communauté. Une communauté marquée par l'immigration forcée vers la France car juifs. Ensemble ils se serrent les coudes, se rendent service, partagent ensemble la difficulté de vieillir. C'est cette histoire communautaire au sein d'un immeuble qui introduit le récit de l'auteure. Un travail de mémoire sensible où Agnès Desarthe se remémore sa mère et ses grands-parents, ses souvenirs d'enfances et les troubles de son histoire personnelle liée à la destinée de sa famille.
La mémoire et le récit
Les niveaux de lecture sont nombreux dans ce roman. C'est un assemblage de souvenirs et de multiples petits essais que l'auteure nous livre. Rassemblés autour de la thématique du vivre ensemble et du vivre avec, Agnès Desarthe nous dévoile son histoire personnelle : il y a les journées chez Boris et Tsila, les souvenirs vivaces de sa mère disparue, l'histoire de celle-ci enfant cachée pendant la guerre. A travers cette mémoire individuelle mais collective également car on parle ici du destin des juifs pendant la Seconde Guerre Mondiale, Agnès Desarthe retrace la petite histoire dans la grande histoire.
"Je possède un trésor de récits concernant la famille de mon père, hérités de ma grand-mère, de mes oncles, de mes tantes et bien sûr de mon père qui est un conteur incomparable (...) mais au lieu d'y puiser, je m'en vais roder aux alentours du néant, du côté de ma mère, je me dirige vers ce monde à la fois disparu et sans paroles, dont les seuls représentants qui demeurent sont infiniment discrets."
Au coeur du récit se lient les souvenirs d'enfance de l'auteure, ses souvenirs avec le XIIIe arrondissement, celui de sa grand-mère qui a du mal à former correctement certains mots en français, puis vient sa place à elle dans l'histoire tragique de ceux qui la précédent, le sentiment d'imposteur de son métier d'auteure et comment ce besoin impératif de retranscrire la migration et la vie de ses aieux s'imprime dans sa vie.
Agnès Desarthe nous embarque avec elle et son Alter au volant de sa voiture pour traverser les méandres de ses souvenirs en route pour la Normandie.
Vivre ensemble jusqu'à la fin
C'est un hommage terrible qu'elle leur rend, terrible mais joyeux car ce n'est pas un roman sur la tragédie que sa famille comme tant d'autres a vécu, mais plutôt comment après toutes ses épreuves, ils sont passés à autre chose, cette autre chose étant personnifiée par ce phalanstére de la rue du Château des Rentiers. En creux de ce roman, il y a l'envie et l'ambition de l'auteure pour se faire construire une maison de retraite à l'image de cet immeuble où vivaient Boris et Tsila.
"Dans ce microcosme créé par de vieux Béssarabiens au coeur du XIII arrondissement de Paris, la mort était présente, c'était le limon. Mais elle n'était pas, comme elle l'est pour tout individu, l'issue inéluctable. La mort était ce à quoi ils avaient échappé. Elle était reléguée dans le passé. Quand j'allais manger du gâteau aux noix au Château des Rentiers, je croquais la génoise de l'immortalité."
Elle traverse les lieux comme une architecte de la mémoire et des lieux de ce souvenir dans ce roman. Elle revient avec les mots sur les lieux habités par sa famille, la Bessarabie de ses grands-parents, la ferme dans la Sarthe où sa mère a été cachée, le XIIIe arrondissement qu'elle a vu changer sous ses yeux durant son enfance. Elle hante les lieux de ces mots comme pour en saisir les moindres contours et pour s'en inspirer pour son lieu de repos dans lequel elle et ses ami•e•s pourraient finir leur vie.
Quoi de mieux pour savoir comment vivre mieux et vieux que de le demander à des personnes agées ? Comme pour contrer un mauvais sort, dont Agnès Desarthe nous partage l'anecdote, elle rend compte d'entretiens menés avec des vieux et ainsi concevoir au mieux ce futur lieu de vivre ensemble.
Dans un récit très personnel, de la petite à la grande histoire, de l'intime à l'universel, Agnès Desarthe ouvre toutes les portes et bouscule avec sensibilité et tendresse les souvenirs qu'on pensait contenus.
"Le Château des Rentiers", Agnès Desarthe, Edition de l'Olivier, 215 pages, 19,50€