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Rentrée littéraire : "La Loi du désordre" de Philippe Hayat

16 septembre 2022, par Lucie Jubin

En signant son troisième roman historique, Philippe Hayat nous emmène dans les quelques semaines qui précèdent l'entrée en guerre de la France contre l'Allemagne en 1914. La Loi du désordre est l'histoire de Jeanne, jeune socialiste engagée auprès de Jaurès, dont la foi dans les progrès de l'homme du XX° siècle rend absolument incompréhensible une escalade vers la guerre. 

Le jour, elle est étudiante à Normale en pleine rédaction de son mémoire, la nuit elle écrit pour le journal L’Humanité sous la direction de Jean Jaurès en personne. Entre deux créneaux, elle boit des bocks en terrasse avec son cher et tendre Marius, brillant polytechnicien. À 25 ans, Jeanne mène enfin la vie dont elle a tant rêvé après des années coincée dans une petite ville de province.

Une réflexion sur le socialisme et le pacifisme

Pour comprendre l'engagement socialiste de Jeanne, il faut remonter quelques années en arrière : en 1900, la jeune fille fête ses dix ans. Pour l’occasion, son père l’emmène voir l’exposition universelle de Paris. Ce soir-là, encore éblouie, elle pense en se couchant : « J’ai dix ans, le XX° siècle six mois à peine. Ce n’est pas tous les jours qu’on assiste à la naissance d’un monde. Je le pressens éblouissant. » Alors, quand la rumeur de la guerre se fait de plus en plus pressante, Jeanne est incapable d'y croire une seule seconde. Pour celle qui vient d'intituler son mémoire "socialisme, gardien de la paix", tous les progrès scientifiques, technologiques et moraux de l'homme du XX° siècle sont incompatibles avec la guerre.

« On ne [livrera] pas notre jeunesse aux militaires, et son sang, le plus pur, le plus précieux, ne [tachera] ni les drapeaux ni l’avenir de l’Europe. Ce siècle [sera] grand et beau, à la mesure de l’homme. » crie Jean Jaurès à la foule. « Gardez le sentiment de la valeur de l’homme, et par conséquent du prix de sa liberté sans laquelle l’homme n’est pas.»  

Telles sont les idées qui nourrissent Jeanne et lui permettent d'affiner sa conscience politique. Pourtant, tout le monde ne partage pas les idées de Jaurès. Les accusations de lâcheté et de refus de préparer la défense de la France fusent de partout… Jusqu’au drame. Sans relâche, Jeanne tente de rallier ses interlocuteurs à cause : 

« S’il refusait la guerre, c’était justement par amour pour la Patrie, qui se devait d’épargner ses enfants. - Non, pour elle, on s’expose. - Vous ne pouvez pas comprendre (…) il parlait pas de la France, il parlait de nous. Parce qu’il voulait qu’on vive comme des hommes. »

C'est une pensée très fine que Philippe Hayat expose dans son roman dont la principale qualité est de parvenir à présenter la tension entre les deux côtés d'un débat idéologique. Pourtant, à partir du 1er août 1914, l'entrée en guerre de la France ne fait plus débat. Jeanne est stupéfiée face à ses désillusions et le chaos qui recouvre le pays. Acceptera-t-elle de participer à l'effort de guerre ? Comment va-t-elle concilier son engagement socialiste avec son sens du devoir citoyen ? Va-t-elle réussir à se séparer de Marius, son amoureux ?

Un portrait informé et original de la guerre

Le roman s’étend du 12 juillet au 17 septembre 1914 : la concentration de l'intrigue sur une période aussi courte donne beaucoup de densité au récit. Comme Jeanne, on sent que pendant les premières semaines de juillet, la situation internationale peut basculer à tout instant : la tension est à son comble. Le beau portrait de l’été, où les gens flânent en terrasse et se promènent sur les quais de Seine, est noirci par les titres que les vendeurs de journaux hurlent aux passants. Avec Jeanne, on assiste avec effroi à l’éclosion d’un scandale : celui de l'état déplorable et obsolète de l'armée française face à une armée allemande ultramoderne.

« Nos cartouchières contiennent 80 munitions contre 150 pour les plus modernes, nos gamelles un jour de vivres contre deux. Nos ustensiles de campement sont hors d’usage. Pendant ce temps, les Allemands ont adopté l’uniforme de couleur neutre pour une visibilité minimum en campagne. Nous en sommes encore au bleu horizon et au rouge vif, empêtrés dans des expériences qui datent de la fin du siècle dernier. » 

Les chiffres sont glaçants. Philippe Hayat propose un roman historique très bien documenté, qui parvient à saisir l'enclenchement de tous les engrenages vers la mobilisation générale et l'entrée en guerre.

Une fois les Allemands arrivés sur le territoire, une fois les taxis de la Marne réquisitionnés pour conduire 6000 soldats sur le front en une nuit, c’est une toute autre dimension que prend le roman : celle des champs de bataille, des grenades et de la chair humaine qui se déverse dans la terre. Philippe Hayat prend le sujet à bras le coeur, et n’épargne rien au lecteur. Il ne mâche pas ses mots pour décrire l'horreur du front. 

La Loi du désordre est un beau roman historique très bien documenté auquel la concentration dans le temps donne beaucoup de densité. Plus qu'un événement historique, Philippe Hayat reconstruit avec brio le débat politique qui a animé Paris quelques semaines avant l'entrée en guerre de la France. Un beau livre.

"La loi du désordre", Philippe Hayat, Editions Calmann-Lévy, 448 pages, 20,90€

Découvrez d'autres livres de l'auteur :

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auteur
Quelle meilleure manière de sortir des confinements que de rejoindre la rédaction d’Untitled Mag au printemps 2021 ! Actuellement étudiante en philosophie et en lettres, Lucie prend beaucoup de plaisir à alterner lectures contemporaines et classiques. Étant à moitié britannique, elle aime autant lire en français qu’en anglais, et prend particulièrement de plaisir à parler d’oeuvres anglo-saxonnes aux Français, et vice versa !


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