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Rentrée littéraire : "Georgette" de Dea Liane

29 août 2023, par Mathilde Ciulla

Dans son premier roman, Dea Liane revient sur son enfance et sur la présence d'une seconde mère pour elle : la "fille" que sa famille a employé pendant plus d'une décennie. Une réflexion politique et personnelle sur la domination sociale et la domesticité.

La narratrice a eu deux mères et elles sont toutes deux présentes dans ce roman, chacune à sa façon : l'une, sa mère biologique, à travers la caméra qu'elle manie et braque sur ses enfants, comme un intermédiaire pour parler de l'autre, la "bonne", Georgette, celle qui s'est occupée de tout pendant une grande partie de l'enfance de la narratrice. Et qui a disparu de sa vie du jour au lendemain, laissant un vide incommensurable. Deux mères, deux langues - le français et l'arabe - et un récit autobiographique qui ne serait pas accessible à son héroïne : Georgette a suivi la famille depuis le Moyen-Orient en France mais ne parle pas le français.

Une vie en négatif

"Tenter cela : la faire exister plus que jamais tout en espérant que de telles situations n'existent plus jamais. Tout prendre ensemble car c'est là qu'elle apparaît entière : la personne, le personnage, la figure."

Au fil des chapitres qui sont autant de seynettes, Dea Liane revient sur son enfance avec des yeux d'adulte : tenter de mettre à distance les émotions d'une enfant pour comprendre la vie que Georgette a eue avec sa famille. Redonner à Georgette une existence en dehors des liens qu'elle a entretenus avec cette famille est-il véritablement possible pour l'autrice ? 

Une partie de la réponse que Dea Liane y apporte est de politiser ces années passées ensemble : ne pas cacher derrière l'amour les raisons de la présence de Georgette dans cette maison, ce qu'elle a dû abandonner et la forme de liberté à laquelle elle a renoncé. Inscrire la domesticité de Georgette dans un contexte social et traditionnel plus large, dans un monde aujourd'hui (heureusement) en voie de disparition dans lequel évoluait la famille de l'autrice.

L'autrice met ainsi en perspective tout l'amour qu'elle a pu recevoir de cette femme, sans l'avoir jamais questionné au cours de son enfance, ainsi que le silence qui a entouré la disparition soudaine de Georgette de son quotidien.  Dea Liane interroge également l'amour et l'attachement qui l'ont liée à Georgette tout en ouvrant les yeux sur la réalité de leurs rapports : elle s'attache au souvenir de ces quelques années qui ont pour elle compté autant qu'une vie mais dont elle n'a qu'une connaissance et une compréhension lacunaires. Que sait-elle de Georgette ? Que connaît-elle de sa vie avant d'entrer au service de sa famille ? Que fait-elle depuis ? Des questions qui restent douloureusement sans réponse...

Fausse réalité, amour vrai

C'est à une opération de rétablissement de la vérité que l'autrice se livre, de mise à distance de la classe sociale dans laquelle elle a grandi. Une classe sociale dominante qui a permis - sans jamais l'interroger - d'enlever des jeunes filles à leur famille et de les exploiter dans les leurs. Dea Liane fait face à cette réalité nouvelle avec ses yeux d'adulte, ne se permettant plus d'échapper au jugement social que méritent ces décennies d'exploitation du corps et de la vie d'autres femmes.

"Il vaudrait mieux qu'il n'y ait aucune Georgette, nulle part. Il faudrait abolir la domesticité traditionnelle. Nommer les rapports de domination, le mépris de classe, le racisme ordinaire. Oser parler d'esclavage. Il faudrait détruire l'ambivalence. Je dois être impitoyable envers cette histoire, impitoyable envers moi-même."

D'une plume sensible et honnête, l'autrice décortique un amour qui semble ne pas compter, produit d'une injustice sociale, d'une domination de classe et raciste qu'elle refuse aujourd'hui.

"Georgette revenait parmi nous mais quelque chose s'était imperceptiblement transformé en elle ; elle résistait. Plus aucune trace de docilité, de servilité, de complaisance. Elle n'était pas agressive mais elle portait un regard lucide sur les choses, elle nous maintenait à distance, définissait elle-même les contours de son rôle. Il n'y avait plus de place pour la confusion. Est-ce la Georgette née de mon livre ? Celle que ce livre a fait naître en moi, celle qui se cachait derrière l'autre - l'autre du souvenir ?"

Vrai travail de mémoire et de remise en question de son enfance bourgeoise ainsi que des traditions, Georgette est un pas en avant vers l'âge adulte, vers des rapports renouvelés à celle qui lui a donné la langue arabe en même temps que l'amour d'une mère. Un remerciement et des excuses que l'autrice ne peut formuler qu'en français.

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"Georgette", Dea Liane, Editions de l'Olivier, 160 pages, 17€




auteur
Rédactrice en chef Littérature


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