Emmanuelle Bayamack-Tam, l’auteure du Prix Livre Inter 2019 pour Arcadie, revient sur le devant de la scène littéraire avec son nouveau roman La Treizième Heure. Un texte puissant et poétique regroupant les thématiques phares de l’auteure : l’être humain, l’amour, l’intersexualité, l’identité, le genre, les communautés et la littérature.
La Treizième Heure est une institution née du fruit des expériences de la vie de Lenny, père de Farah et ex de Hind. Dans cette Église inclusive fondée sur l’amour et le désir de proposer un lieu où chacun sera accepté tel qu’il est, la poésie est reine et les ateliers sont orientés vers la prise de conscience, l’acceptation de soi et la confiance en soi. Pourtant, le chemin parcouru pour bâtir cette église de l’amour est loin d’avoir été facile. Tout a commencé quand Lenny et Hind ont commencé à se fréquenter. Ni l’un, ni l’autre n’était prêt pour ce qui les attendait.
Lenny et Hind : de l’amour passionnel à la déraison
« Dès le début, tu m’as vue comme un poème, une fée baudelairienne, une émanation un peu tremblée de tes grandes odes. (...) Pauvre Lenny, il t’aura échappé tant de choses, à commencer par le fin mot de notre histoire. (...) Pauvre Lenny, qui se serait bien contenté de m’aimer. Pauvre Lenny qui a pris mon désir de maternité comme une merveilleuse nouvelle - alors qu’il en a été de ce désir comme du reste : il s’est usé, volatilisé ».
Lenny et Hind forment un couple improbable. Lui est discret, pas particulièrement beau, alors qu’elle resplendit, les têtes se retournent sur son passage et elle produit l’effet d’une tempête partout où elle passe. Pourtant, malgré leurs caractères différents, l’alchimie va opérer entre eux. Hind apprécie particulièrement Lenny car il la voit comme elle se voit, c’est-à-dire une femme, et non une personne transgenre. Car oui, Hind est née dans un corps de garçon. D’abord prénommée Sheriff, elle fera sa transition en CM2 et sa mère l’abandonnera à sa tante, reniant que son fils adoré puisse en réalité être une fille avec un pénis : « De tous mes amants, Lenny est le seul à n’avoir manifesté ni curiosité ni enthousiasme particuliers à me découvrir trans. Il est le seul que j’aie mis devant le fait accompli - cet effet de surprise n’expliquant en rien la simplicité, ou devrais-je dire l’innocence avec laquelle il a ensuite abordé les choses : - Comment ça se fait que tu aies, euh, une bite ? »
De cet amour naîtra Farah, une petite fille disposant des caractéristiques sexuelles masculin et féminin : « faute de récepteur ad hoc, la testostérone n’a pas pu viriliser les tissus cibles pendant la vie foetale. Mais comme les testicules de votre enfant fabriquent quand même de l’hormone antimüllérienne, l’utérus ne s’est pas développé non plus. Ni les ovaires. »
Hind décide de quitter le foyer familial en laissant Lenny en père célibataire pour l'éducation de Farah. Il s'en occupe comme il peut avec l'aide de Sophie – la mère porteuse -, dans la bienveillance et le respect d’autrui, en lui inculquant des valeurs et lui donnant une place dans son église. Bien sûr, à 16 ans, Farah est loin d’être une adolescente docile. Elle oscille entre son refuge, les romans - au grand désarroi de son père qui considère la prose comme médiocre -, et l’enquête auprès de ses grands-parents et ses oncles et tantes pour en savoir plus sur sa mère. Un coup on lui dit qu’elle s'appelait Sophie, un coup Hind, personne ne semble se mettre d’accord sur la réelle identité de sa mère, et ce manque d’informations laisse un vide en Farah, qui rejette petit à petit sa frustration et l’absence de sa mère sur son père.
Hind : retour vers le futur
« Je t’ai aimée, Farah. Je ne sais pas quelle histoire ton père a pu bricoler pour justifier mon départ, mais tu dois savoir que ce n’est pas faute d’amour que je t’ai quittée. (...) Je prétends même que mon absence a fait de moi la mère idéale, un creux que tu as comblé à ta façon, qui était sûrement la bonne. »
Quand Farah arrive au monde, Hind est bien présente à la maternité pour voir son enfant, mais le désir qu’elle avait pu avoir il y a neuf mois de fonder une famille s’est petit à petit estompé au fil de ses soirées arrosées dans les bars et de sa rencontre avec Sélim - un bel étudiant en master, issu d’une famille assez bourgeoise et très beau garçon. Pour la femme fatale qu’est Hind, il ne lui en faut pas plus pour oublier Lenny, ou du moins pour l’écarter et mettre du piment dans sa vie et aller chercher chez Sélim ce grain de folie, mais aussi d’immaturité, qu’elle ne trouve pas chez Lenny.
La confusion des sentiments - Hind est prise entre deux relations et elle ne sait plus où donner de la tête. Entre ce que son coeur lui dit et sa raison, il y a un fossé et les enjeux sont différents de chaque côté. Lenny lui apporte la stabilité, une vie de famille et le respect, alors que Sélim lui apporte le désir, la fougue de la jeunesse et la folie de la nuit. A l’époque, ce choix cornélien la pousse à fuir ses responsabilités et à continuer ses travers.
Néanmoins, les années passant, le poids du passé se fait ressentir et son instinct maternel resurgit. Qu’est devenue Farah ? Comment est-elle ? Comment se définit-elle ? Fille ou garçon ? Comment a-t-elle vécu le fait que sa mère soit également son père biologique ? A quoi s’intéresse-t-elle ? Autant de questions qui vont amener Hind à vouloir renouer les liens avec sa fille, ou plutôt à entrer enfin dans sa vie. Toutefois, renouer avec le passé n’est pas si simple. Surtout quand plus d’une dizaine d’années se sont écoulées et que le mal causé a été profond. C’est à ce moment-là que la Treizième Heure va prendre toute son importance pour Lenny, Hind et Farah : « Quand sonnera la Treizième Heure, qui est aussi l’heure de nous-mêmes, elle nous trouvera bien éveillés, tous nos sens en alerte, absolument prêts pour le triomphe de l’amour. »
« La Treizième Heure », Emmanuelle Bayamack-Tam, éditions P.O.L, 512 pages, 23 euros.