Comme la plupart de ses congénères en 2020, le sociologue, anthropologue et philosophe des sciences Bruno Latour a vécu un soudain et surprenant confinement. Quoi de mieux pour interroger le rapport de l’être humain à l’environnement et continuer ainsi ses réflexions autour du concept de « hors-sol » ? Il nous livre ses réflexions dans Où suis-je ? Leçons du confinement à l’usage des terrestres.
Les premières pages peuvent désarçonner. Sans introduction voilà le.la lecteur.rice emporté.e dans un premier chapitre au titre énigmatique d’autant plus qu’affirmatif : « Un devenir-termite ». C’est que Bruno Latour a, semble-t-il, (re)feuilleté certains classiques de la littérature mondiale pendant cet isolement imposé. Et si la situation de Gregor Samsa dans La Métamorphose de Kafka, permettait d’éclaircir cet autre rapport au monde qui a été activé lors de ces périodes de confinement ? Dès-lors, n’hésitant pas à tutoyer son.sa lecteur.rice, l’intellectuel l’entraine dans un conte philosophique où il reprend les idées et pensées qu’il travaille depuis de nombreux ouvrages.
Reprendre pieds
En effet, rien de foncièrement nouveau pour celles et ceux qui ont pu lire les précédentes publications de Latour et celles d’autres auteur.ices se situant dans cette nébuleuse toujours plus importante et active qu’est l’écologie politique. Pas de grandes innovations donc, mais une fraicheur et une composition originale qui invitent à se pencher toujours plus intimement vers la terre, « Gaïa » comme l’appelle Latour. Contraint.e.s de se poser après son Où atterrir ? Comment s’orienter en politique (2017), le confinement a obligé les femmes et hommes à repositionner leur regard. La perpétuelle fuite en avant instillée par ceux qu’il nomme les « extracteurs », toujours plus avides de ressources terrestres pour s’échapper dans des rêves de progrès illimité, a subi un sacré ralentissement avec la propagation d’une épidémie à la soif d’expansion équivalente. Force a été de constater et d’admettre, pour celles et ceux qui s’y refusaient encore, que les activités humaines avaient une incidence sur l’environnement et que ce dernier n’était peut-être pas si dissocié et atone qu’une représentation utilitaire pouvait bien en donner. À l’inverse, Latour milite pour une reconnaissance de l’artificialité de Gaïa.
Un habitat créé pièce par pièce
Artificialité. À première vue le mot peut surprendre, cela d’autant plus dans les esprits occidentaux où la nature a été enseignée comme une entité indépendante et essentielle. Or, comme le résume le penseur : « Sur terre, rien n’est exactement « naturel », si l’on entend par là ce qui n’aurait été touché par aucun vivant » (p. 31). Au contraire, cette artificialité, fruit de la liberté et de l’invention de tous les organismes qui la constituent, révèle l’interdépendance vitale à chacun.e. À toutes les échelles s’observe la nécessaire coopération pour maintenir habitable cette planète. Dès lors, l’analogie entre les termitières et les villes humaines ne semble pas être le fantasme d’un auteur confiné en manque d’ailleurs, bien au contraire.
Frontières perméables
En démontrant l’impossible caractère autotrophe, autosuffisant, de la vie humaine, « rien n’est strictement local, national, supranational ou global » (p. 136), Latour invoque ce qui a pu être constaté par chacun.e lors de cette crise de la mondialisation mais qui peut-être est le plus difficilement acceptable : ne pas avoir à proprement parler de chez soi aux frontières délimitées et inviolables. Comme il le résume dans une phrase au potentiel effroyable : il y a « d’un côté, le monde dans lequel je vis, en tant que citoyen d’un pays développé, et, de l’autre, le monde dont je vis, en tant que consommateur de ce même pays » (p. 56) Adjoignant finement à cette critique de l’Économie politique et au « darwinisme social » qui l’accompagne, une remise en question biologique des discours démagogiques dont les partis xénophobes se repaissent, Latour rappelle ces mots de Lévi-Strauss dans Race et Histoire (1952) : « L’exclusive fatalité, l’unique tare qui puissent affliger un groupe humain et l’empêcher de réaliser pleinement sa nature, c’est d’être seul ».
Mais que faire une fois qu'on a pris conscience de cette dépendance à tous les niveaux ? Plutôt que de s’emmurer dans un déni mortifère, Latour révèle la libération qu’a pu être la métamorphose de Gregor Samsa. En remarquant lors de ces confinements l’essentiel caractère convivial de toute existence avec Gaïa, des multitudes de rencontres apparaissent entre toutes « les puissances d’agir ». Et c’est en les nourrissant, en les soignant, en devenant des ravaudeurs comme le propose Latour, qu’il est possible de « s’égailler dans toutes les directions » (p.165). Comme si, finalement, le verso de cette crise sanitaire faisait briller une ardeur communicative.