L’urinoir, voilà sans doute la première image qui vient lorsque l’on parle de Marcel Duchamp. Pourtant, contrairement à Jacob Delafon, Duchamp n’était pas un concepteur de sanitaires. Artiste aux yeux de beaucoup, « anartiste » à ses dires, ses oeuvres se situent à une limite floue de la production artistique interrogeant la notion de travail, de création et de subjectivation. Dans le court essai Marcel Duchamp et le refus du travail, le philosophe et sociologue Maurizio Lazzarato propose d’explorer la dimension politique des actes de cet « homme tout simplement ». En librairie.
Au milieu des avant-gardes du début du XXème siècle, après avoir été fasciné par la vitesse et sa décomposition, Duchamp en s’adonnant à la paresse, et en refusant par là de travailler pour vivre, expérimente ce que Bergson théorise à la même période : un « présent à étendues multiples », un temps décorrélé de l’espace et du mouvement où tout semble possible. Face à une « normalisation du temps de la vie tout entière, envahie, depuis la naissance jusqu’à la mort, par la production », Duchamp trouve une manière d’en suspendre la marche en s'immisçant dans les rouages de la machine capitaliste. Il en va ainsi de son petit tableau le Moulin à café. Complètement démonté, l’objet n’apparait plus selon sa seule forme d’usage. En exposant cette suspension - toutes les pièces sont là, mais libre à chacun de les assembler à sa façon pour l’objectif qu’il.elle s’est fixé.e - l’anartiste révèle un champ des possibles qu’il appelle l’ « inframince ». Mais pour que ce champ soit habité et cultivé dans une société capitaliste dans laquelle « la créativité, la liberté, l’autonomie, (ont été) perdues », il convient de briser les frontières du domaine artistique.
Ainsi en rejetant l’étiquette sociale d’« artiste » et en déclarant que « c’est le regardeur qui fait l’œuvre », Duchamp met à mal toute idée de hiérarchie entre les actions humaines et d’injonction à un rôle. Plutôt que de se placer en figure orgueilleuse ayant accompli la « promesse prométhéenne de maîtrise » qui donnerait à la masse un art substantiel, ce dernier propose, aux dires de Lazzarato, un art relationnel. En présentant des objets quotidiens (un urinoir, une pelle à neige, un porte bouteille) sortis de leur cadre d’usage, en détournant la Joconde, en usant de jeux de mots, Duchamp propose de « suspendre les habitudes, les normes et les significations sociales ». À cet instant, affranchi de l’unique logique capitaliste, l’objet ou l’acte présenté se trouve habillé d’une multitude de possibilités par celui ou celle qui en fait l’expérience, et qui, ce faisant, affirme sa subjectivité. En adoptant cette posture cynique (dans le sens philosophique du terme), Duchamp critique autant la normalisation utilitariste du monde, la hiérarchisation sociale et la figure de l’artiste, que « l’impossibilité de pratiquer le refus du travail d’une façon qui soit seulement individuelle ». Lazzarato n’en relève ainsi pas moins les contradictions présentes chez Duchamp, comme celle d’avoir apposé sa signature sur ses ready-mades ou d’avoir accepté d’en reproduire certains, participant, de ce fait, au marché de l’art et à la spéculation le soutenant.
En une petite cinquantaine de pages, Maurizio Lazzarato prend le parti d’explorer cette « pragmatique existentielle » qui semble avoir été celle de Marcel Duchamp. L’essai se concentre ainsi principalement sur les ready-mades qui apparaissent pour l’auteur comme constitutif « d’une capacité d’agir sur le réel qui semble faire terriblement défaut à notre époque ». Il est vrai, que dans un monde toujours plus compétitif où tous.tes (artistes ou non) sont incité.e.s à faire preuve de créativité, la paresse mise en œuvre par Duchamp apparaît d’une stimulante acuité. Notons que cette réflexion sur le travail artistique est poursuivie dans le même ouvrage par un autre texte de Lazzarato, Misère de la sociologie, dans lequel il s’intéresse à la vision qu’en ont les sociologues contemporains (Menger, Boltanski et Chiapello).