Après le très remarqué Les Danseurs de l’aube, Marie Charrel marque cette rentrée littéraire d’hiver avec un titre imprégné de légendes japonaises et autochtones et nous narre l’histoire et l’intégration des Isei et Nisei au Canada en Colombie-Britannique. Un portrait d’une Amérique du Nord à la fois douce et cruelle, entre contes et discrimination, l’histoire de plusieurs vies et de la construction d’un pays.
Hannah est une Nisei, une fille d’immigrés japonais de la première génération (Isei). Son père, Kuma, l'a bercée de contes et légendes du pays du soleil levant, pendant que sa mère, déçue d’avoir traversé l’océan pour un futur d’illusions, se referme sur elle-même et ignore sa fille. Jack est un creekwalker, un homme qui vit en harmonie avec la forêt. Hannah et Jack ont en commun la beauté et la poésie des contes et des légendes qu’on leur a raconté durant leur enfance. Quand l’une d’entre elles se révèle être vraie, Jack refuse d'y croire, mais la jeune Nisei est catégorique.
Canadian dream
Aika est une "picture bride", une femme qui est mariée à un immigré japonais au Canada. C’est une pratique assez courante par les immigrés des Etats-Unis et du Canada au XXe siècle. Elle consiste à unir les mariés selon leurs photos et les recommandations des familles respectives.
C’est ainsi que Aika quitte son Japon natal pour aller rejoindre son mari au Canada, en Colombie-Britannique : “Aika ne sait rien ou presque rien de Kuma Hirano, si ce n’est qu’il a fait fortune dans la pêche. Un homme de coeur, assurément : il a accepté de la prendre pour femme malgré la mauvaise fortune de son père, ruiné au jeu, entachant le nom de sa famille pour trois générations.”
Le Canada est pour elle synonyme d’un nouveau départ et d’une vie prospère auprès de son mari qui a fait fortune dans la pêche. La réalité sera toute autre : “Lorsqu’elle posera pour la première fois les yeux sur Kuma, Aika comprendra que Kiyoko lui a menti”.
Petit Aigle et Grand Aigle
Jack est un amoureux de la nature qui vit au rythme des saisons. Son frère, Mark, a quitté le village familial pour partir à la guerre. Le jour du départ de Mark, le conte de leur enfance leur est revenu comme une évidence et un signe du destin : “Tu te souviens du conte de notre enfance ? Finalement, c’est toi Petit Aigle. Celui qui reste auprès des siens. Et moi je suis celui qui part, seul. J’ai besoin de me prouver ce que je vaux, Jack. De comprendre qui je suis.”
Ce conte fait partie du folklore dans lequel les deux frères ont grandi. Une vie loin du capharnaüm de la ville et en communion avec la faune et la flore. Une vie respectueuse des êtres vivants et des esprits. Parmi ces légendes autochtones, l’une d’elles raconte qu’il y aurait un ours blanc en Colombie-Britannique, un ours qui serait dans l’entre-deux et révélerait du mystique et du divin : “Ainsi, le Créateur penserait à son ancien royaume d’ivoire chaque fois qu’il poserait les yeux sur le spécimen blanc. Celui-ci serait un animal à part. Une créature d’ici et d’ailleurs, de l’entre-deux, capable d’apercevoir les hommes-saumons, les âmes errantes et les anges étranges échappant aux règles du temps. Il serait l’ours esprit, celui que des siècles plus tard, les Tsimshian appelleraient le Moksgm’ol.”
Cet ours qui appartient aux mythes, Jack l’a rencontré. Mais en est-il vraiment sûr ? N’a-t-il pas rêvé ? Que ferait un ours polaire ici, en Colombie-Britannique, si loin du cercle arctique ? Pourtant, la jeune femme qu’il a recueillie lui confirme bien que l’ours était blanc. D’autant plus que la jeune femme porte la marque du Moksgm’ol et développe des pouvoirs spirituels étranges.
Les Mangeurs de nuit est un roman merveilleux qu’on lit d’une traite tellement on est happé par l’histoire qui nous est contée. Une histoire croisée, entremêlée de mythes et de légendes qui donne une note poétique et contraste avec la violence des hommes et leur cruauté, notamment en ce qui concerne ici le racisme anti-japonais dont ont souffert les immigrés nippons au Canada. C’est aussi l’histoire d’une quête d’identité pour les deux protagonistes : Hannah qui s’est toujours sentie canadienne et refuse de vivre dans l’image d’un Japon idéalisé, et Jack qui finit par se livrer et vivre en harmonie avec ses tourments. Une fresque historique où la nature, la magie et les hommes coexistent.
"Les Mangeurs de nuit", Marie Charrel, les éditions de l’Observatoire, 304 pages, 21 euros