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"Les heures abolies", un livre de Lou Darsan

27 janvier 2023, par Mathilde Ciulla

D’un séjour dans le Nord froid et sauvage, Lou Darsan crée un voyage où sensations et émotions, solitude partagée et temps long fournissent une intense respiration en même temps qu’une introspection en toute bienveillance.

Les jours et les lieux s’emmêlent et des blancs apparaissent depuis que j’ai quitté les rives de la Méditerranée. Jusqu’ici, chaque chose avait sa place, chaque lieu son histoire, son souvenir. Je pouvais pointer le souvenir du doigt et dire : ceci est arrivé là, très exactement là. Depuis quelques semaines, les forêts, les montagnes, les chemins de terre se ressemblent. (...) C’est à y perdre son sens de l’orientation. La montagne passe du nord au sud, de l’est à l’ouest, je ne sais jamais où est mon ombre, alors comment savoir dans quelle forêt j’ai écrit ce poème-ci ou celui-là ? Le nombre de lieux vécus, traversés, ressentis, explose. Une exponentielle de choses vues sature la mémoire que je croyais infaillible. Il a fallu sillonner beaucoup pour la vaincre, jouer à colin-maillard avec moi-même.”

Après un long voyage, la narratrice et son.a partenaire - ce “tu” qui nous inclut - arrivent dans le chalet d’un ami qui leur est mis à disposition dans un pays du nord de l’Europe. Un chalet isolé, pour se retrouver à deux, mais surtout face à soi-même dans cet environnement hostile aux conditions extrêmes. Une impression traverse tout le récit : celle d’être à l’intérieur même de cet environnement, d’en faire partie intégrante au même titre que les montagnes, la forêt et ses habitants. Lou Darsan transpose à la perfection ce besoin d’ancrer le paysage et ses composantes à l’intérieur de soi, de les faire siens.

Voyage à travers les saisons

Le paysage et sa faune sont la base de ce récit, ce qui le guide et qui justifie l’écriture. La narratrice entreprend de longues promenades, seule ou accompagnée, à travers cette nature inhospitalière et ces saisons qui ne se ressemblent en rien. Ces immersions rendent la création nécessaire, le souvenir de leur poésie rend les poèmes qui parsèment le roman possibles et le partage de la mémoire envisageable. D’abord un partage avec la personne présente à ses côtés dans le chalet, vivant une toute autre expérience mais en mesure de saisir les sensations. Une grande première pour la narratrice, il semble !

Lorsque je t’ai proposé de m’accompagner dans cet hivernage, je ne savais pas quelle réponse je présumais recevoir : je n’avais aucune attente, mais une grande envie, un élan qui me poussait à expérimenter la solitude à deux.”

Ainsi, c’est à deux que la narratrice et son.a partenaire vivent le passage des saisons, de celle où le soleil ne se montre que quelques minutes par jour à celle où il ne semble jamais vouloir se coucher. Ces extrêmes modifient pour la narratrice le rapport au temps et à son écoulement : un temps long et imperturbable laisse progressivement place à l’impatience et à l’effervescence. Tous les paysages suivent ces évolutions, le lac et sa couche de glace protectrice, les arbres de la forêt et leur couleur, mais aussi les animaux et les marques qu’ils laissent de leur passage. Au blanc ouaté de la neige qui retient les sons succèdent le bruit de l’eau qui coule dans les rivières et des feuilles qui bruissent. Comme un cycle qui rendrait chaque nouvelle sensation unique et partie d’un tout, retranscrit compulsivement par la narratrice sur ses cahiers.

Des refuges

(...) je tisse autour de toi un entrelacs de fils colorés. Seuls existent mon rouet et mon métier à tisser de conteuse, le murmure de la roue qui tourne et le va-et-vient de la navette mes mains qui dansent avec la laine, l’usure de la peau là où le fil frotte & celle de la langue sur les dents.” Au centre de cette nature si vivanet, se trouve le chalet dans lequel la narratrice et son accompagnateur.rice ont trouvé refuge. Un espace peu meublé mais confortable où la cohabitation est paisible : Lou Darsan décrit à merveille cette sensation de partager l’espace à deux, où tous les mouvements se font dans l’harmonie et où se tisse le lien indéfectible entre deux êtres. Le chalet est ce refuge d’immobilisme face à l’intensité et au mouvement de l’extérieur, cette parade au trop-plein créé par l’environnement - libre à iels de le remplir de leurs propres échanges.

Les bras de cet.te autre deviennent un second refuge pour la narratrice, lui déclenchant de nouvelles sensations physiques, l’entourant tout en respectant son espace et les changements de ses humeurs. Quel soulagement pour elle d’être comprise par cet autre être, d’être acceptée dans la complexité de ses états et de partager cet hivernage ! Les expéditions dans la nature environnantes partagées à deux sont sources de bonheur intense pour la narratrice - et les moments difficiles surmontés à deux sont des souvenirs précieux.

Je n’écrirai pas notre rencontre, car à son récit je préfère la collecte de nos moments éphémères et de nos gestes infimes. Je voudrais les recueillir comme des coquillages sur la plage, et observer ce qui se déploie quand ils se mélangent au fond de ma musette, quand ils cessent d’être secoués par les marées et les tempêtes - là où tout s’apaise.

Dernier refuge - et pas des moindres - pour la narratrice : l’écriture. Elle lui permet de fixer ces paysages, ces saisons successives et de pouvoir y revenir, comme tant de souvenirs qui deviennent des paysages mentaux.

Dans un deuxième roman très réussi, Lou Darsan laisse à nouveau place à la poésie de son écriture pour magnifier la nature et l’introspection qu’une immersion prolongée permet. Sous sa plume, les grands espaces et le froid prennent une dimension onirique qu’on meurt nous aussi d’envie de partager avec notre partenaire.

les heures abolies.jpg

"Les heures abolies", Lou Darsan, Editions La Contre Allée, 224 pages, 18,50€

Découvrez d'autres livres de l'autrice :

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Rédactrice en chef Littérature


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