Premier écrit traduit en français de l’américaine Catherine Liu, professeure en études cinématographiques et visuelles, Le Monopole de la vertu (Éditions Allia) s’apparente à un essai de critique sociale fortement influencé par l’école de Francfort. Il y est question des représentations que l’élite intellectuelle américaine se fait d’elle même et celle qu’elle se fait des classes populaires. En librairie.
Consciente, après l’élection de Trump, qu’une autocritique est plus que nécessaire « pour redonner une dimension commune » à l’avenir des individu.e.s qui forment la société américaine, Liu a choisi comme sujet d’étude sa propre classe sociale. Identifiée sous l’acronyme PMG pour Professional Managerial Class aux États-Unis (ce qui en France, s’apparente aux CPIS (Cadres et professions intellectuelles supérieures), cet ensemble de professions marque la distinction entre le travail manuel et le travail intellectuel, entre l'exécutant.e et le.la donneur.se d’ordres. Une classe qui valorise les hautes études dans un pays où grandes écoles et universités sont synonymes d’emprunts ou de rares bourses, et où 38,8% des enfants ont déjà fait l’expérience de la pauvreté. Ainsi toute occupée qu’elle est à conserver son statut à travers, entre autre, un dénigrement systématique des « mauvais goûts littéraires, les régimes alimentaires malsains, les familles instables et les pratiques déplorables en matière d’éducation » des ouvrier.e.s, la PMG se fait le chien de garde d’une politique qui « a toujours assez d’argent pour réduire l’imposition des riches, mais jamais assez pour les programmes sociaux ».
Face à ces « surmois progressistes » qui « voudraient être à l’avant-garde d’un changement, et pourquoi pas d’une révolution, alors même que leurs propres professions doivent se conformer aux exigences idéologiques de la classe dirigeante », Liu n’a pas peur de ressortir les habits honnis de la lutte des classes. C’est ainsi qu’en écho aux critiques exercées à l’encontre des classes populaires, elle détricote le mode de vie des CPIS en quatre parties : travail, enfants, culture et sexualité. Ce faisant elle décrit un monde où l’absence de solidarité se traduit par la peur perpétuelle d’être rétrogradé.e, où procréer revient à former de nouveaux compétiteurs.rices, où la production culturelle et l’intérêt pour les subcultures incitent à la division et à la responsabilisation individuelle et où la « puissance d’agir sexuel » est muselée par la nécessaire reproduction sociale. Une fois fait ce remuant résumé, il apparait nécessaire pour Liu, de « renoncer à notre fétichisme narcissique de l’intelligence et du raffinement » convaincue que « le combat crucial de notre époque, c’est la lutte des classes au profit d’une réelle redistribution des ressources ».
Comme la tâche que faisait apparaitre Coleman Silk dans le roman de Philipp Roth, Catherine Liu a décidé de briser l’apparente cohésion de sa classe sociale. Texte vibrant et enflammé à l’exposé savoureux, Le Monopole de la vertu n’en passe pas moins sous silence les récentes luttes intersectionnelles, pourtant à même, elles aussi, de rassembler. Comme si la tentation de hiérarchisation des causes n’était jamais très loin.
Le Monopole de la vertu, Catherine Liu, Editions Allia, 2022, 128 pages, 12 euros.