Réédité trente ans après la mort de Jean-Pierre Martinet par la maison d’édition messine L’Atteinte, L’ombre des forêts est un roman choral ténébreux et perturbant aux personnages déboussolés et angoissés.
Céleste, Monsieur, le duc de Reschwig et Rose Poussière sont quatre êtres échoués dans la ville de Rowena. Iels évoluent devant nous, tâtonnant et empli.es de leurs névroses dans un environnement fait de violence, d’abandon, d’ennui et de poussière. Les personnalités de chacun.e sont magnifiquement travaillées par l’auteur qui réussit à nous faire entrer dans leur monde en quelques mots.
Incompréhensions et morbidité
Chaque chapitre consacré à l’un.e ou l’autre des personnages n’est que la mise en scène de leur solitude et d’un dialogue intérieur qui ne laisse de place pour aucune autre interaction sociale. Il semblerait qu’iels aient dans tous les cas toujours été incompris.es par leur entourage. Monsieur et son “Globe sale” qu’il ne faut éteindre sous aucun prétexte et qui exerce sur lui une forme d’emprise ; le duc de Reschwig et sa collection de collants trouvés dans les poubelles de la ville ; Rose Poussière et son double Edwina Steiner qu’elle fuit et que tous lui rappellent à la première occasion ; et Céleste et son obsession de tenir la maison de Monsieur parfaitement propre bien qu’il ne sorte jamais de sa chambre et ne reçoive jamais personne.
“Il valait mieux guetter dans l’ombre, et attendre. Attendre. Ne pas se décourager, surtout. Devenir presque invisible. Jouir de sa propre disparition. Ne pas s’affoler. Il finirait bien par se passer quelque chose. La bête, dans la jungle, finirait bien par se réveiller, et bondir. Alors, l’horreur symétrique, l’atroce machinerie du temps seraient vaincues.”
La vie de chacun des personnages de Martinet est faite de violence et de l’omniprésence de la mort. Aucun ne semble accorder d’importance à leur corps, voire même à leur vie plus généralement, bien qu’ils cherchent à défendre leur intégrité quand elle est attaquée. Lire L’ombre des forêts donne parfois une impression de saleté, comme si nous pouvions être sali.es par cette ville morose, par une hygiène douteuse et par l’apparente mauvaise santé ambiante.
Rowena, ville nécrosée
Difficile de ne pas considérer les personnages comme malades : maladies mentales et alcoolisme traversent ce roman et l’emplissent de malaise. Pastis, whiskey ou cognac, chacun.e son poison. Mais Jean-Pierre Martinet élargit ce sentiment de maladie : ce serait bien la société entière - symbolisée par la ville de Rowena - qui serait malade, qui juge, se moque, viole et exclut sans jamais essayer de comprendre. La violence mène à la violence pour la totalité d’une ville nécrosée.
“Et si les garçons la prenaient pour un vulgaire tube fluorescent, et, pour s’amuser, la cassaient en mille morceaux ? Elle entend déjà le bruit de verre brisé. Les débris balayés et jetés à la poubelle. Plus de mademoiselle Poussière. Elle a envie de protester, de rappeler qu’elle existe, mais non, c’est déjà trop tard. Plus la force.”
Le style hypnotisant de l’auteur et la construction du récit renforcent la solitude de ces personnages. Iels sont incapables de vivre ensemble et ne peuvent que vivre les un.es à côté des autres, se frôlant puis se bousculant dans une forme d’intemporalité du récit. Le passé se mélange au présent, rendant le futur impossible, à l’instar du traitement de l’importance de la musique pour les personnages. Rien ne peut jamais être possédé complètement, tout comme l’air de Thelonious Monk échappe à Monsieur ou comme Schönberg disparaît de la vie de Rose Poussière.
Roman sombre et nocturne, L’ombre des forêts se laisse dévorer avec un sentiment de malaise et de fascination. Les tribulations de ces quatre personnages offrent une critique acerbe de l’humanité et de la violence, mettant en scène la montée du désespoir chez des êtres perdus.
"L'ombre des forêts", Jean-Pierre Martinet, L'Atteinte, 320 pages, 22€