Eux & Nous traite de la diaspora iranienne, dispersée sur tous les continents, à travers des chapitres thématiques très divers, allant de l’assimilation au divorce, en passant par la lessive ou le thé. On se passionne rapidement pour des personnages hauts en couleurs, parfois subversifs, parfois dociles.
La diaspora iranienne, le reflet d’une société déchirée
Une multitude de personnages se succèdent dans le roman, des personnages dont on ne connaît pas toujours le nom, sur lesquels on n’a aucun détail physique. Et pourtant, on s’attache à ces Iraniens, qu’ils soient à Paris, à Los Angeles ou à Perth. Ils nous livrent leur vision du monde qui les entoure, mais aussi de celui qu’ils ont quitté, pour la plupart au moment de la Révolution et de l’exil du Shah, pour échapper aux persécutions.
Mais parmi tous ces personnages sans identité, on suit l’histoire d’une famille en particulier : une mère et ses deux filles, ainsi que tous les fantômes qui les accompagnent. L’une, Goli, est en Amérique ; l’autre, Lili, est en France. Le père, un général proche du Shah, est mort plusieurs années auparavant, et Ali, le petit frère, est porté disparu après s’être engagé dans la guerre contre l’Irak. Quand Bibijan, la mère, qui n’avait jamais accepté de quitter l’Iran dans l’espoir de voir revenir son fils, se décide enfin à venir aux Etats-Unis, elle découvre le mode de vie de ses filles.
A travers le regard de cette vieille Persane sur les sociétés occidentales, on en apprend plus sur l’Iran, sur ce pays berceau de la civilisation, qui nous est finalement peu connu. On découvre la courtoisie exagérée des Iraniens, leur malaise à l’idée de déranger l’autre, leur hospitalité sans borne, mais aussi une forme d’hypocrisie qui brouille jusqu’aux relations familiales.
Les personnages oscillent entre une certaine fierté à pouvoir se dire Iraniens, à représenter un peuple qui a une histoire plus que millénaire, une société bien différente de toutes celles de la région, et la volonté d’être assimilés entièrement, qu’on ne leur rappelle plus sans cesse d’où ils viennent. Le rapport à la religion est lui aussi abordé de façon décomplexée, dans un pays où les femmes n’ont pas toujours été obligées de porter le voile, et au sein d’une diaspora qu’un extrémisme religieux dérange et inquiète.
Eux & Nous, mais pourquoi pas Nous & Eux ?
Mais le plus intriguant, c’est le rapport que cette diaspora entretient avec les sociétés qui l’accueillent : le regard des Américaines sur Goli qui se fait refaire le nez et les seins pour être acceptée, la peur dans les yeux de ses interlocuteurs quand Lili prend la parole lors d’une conférence, dénonçant l’état des droits de l’homme en Iran, ou encore le dédain d’une vieille femme à côté de laquelle Bibijan s’assoit dans le Marais.
Finalement, ces Iraniens resteront toujours des Iraniens. Et ils ne seront jamais complètement intégrés en Occident. Ce sera toujours Eux & Nous. Ce qui est accentué dans le texte par l’usage d’un « nous » régulier, alors qu’à la lecture, on comprend que ce n’est qu’une seule personne qui s’exprime : ces Iraniens qui ont fait le choix de partir portent le poids de leur société entière sur leurs épaules, et ne réussiront jamais à s’en débarrasser, malgré tous leurs efforts. Eux & Nous à comprendre dans plusieurs sens : ils se distinguent de leur société d’adoption, mais aussi de la société qu’ils ont quitté. Ils sont dans une lutte perpétuelle entre leur quotidien et leurs traditions, entre la réalité et l’image qu’ils s’étaient fait de l’Occident.
Une prose agréable, fluide et communicative. Un roman qui nous passionne et nous préoccupe en même temps, dans une époque où l’immigration – ou l’émigration selon qu’on est Eux ou Nous – ne pourrait être plus d’actualité. Une fiction qui regorge d’anecdotes mais qui sait adopter un ton sérieux à la hauteur de l’enjeu. Une histoire qui pourrait être l’histoire de chacun d’entre nous : dans un monde toujours plus intégré, on est toujours à la fois Eux & Nous.
Eux & nous, Bahiyyih Nakhjavani, Actes Sud, 352 pages, 22,80 euros