Pour maintenir la tête hors de l'eau des sorties de livres qui s'enchaînent, Untitled Magazine a rassemblé ses meilleurs éléments pour tenter de trouver les pépites littéraires publiées au cours des trois derniers mois. Attention, sélection non exhaustive mais excellente !
Roman de ronce et d’épine, Lucie Baratte
Deux jumelles bien différentes, un château fort froid et lugubre, des tapisseries brodées aux murs et une forêt menaçante à l’époque médiévale. L’atmosphère du second roman de Lucie Baratte est posée : celle d’un conte médiéval qui prend l’allure d’un conte fantastique au fil de l’histoire.
Ronce et Epine, l’une brune et l’autre blonde, grandissent dans ce château, isolées du monde et fusionnelles. Pourtant, l’une ne vit que pour la broderie et l’autre pour les parties de chasse dans la forêt. Depuis qu’elles sont petites, leur mère s’efface dans une dépression ravivée par les trop nombreuses morts de nourrissons et l’impossibilité de donner à son mari un garçon. Mari qui déserte le château pour ne se concentrer que sur la chasse. Alors que leur nourrice fait son possible pour les aimer et les protéger, la vie des deux jumelles s’assombrit au fil des pages alors que la menace extérieure grandit…
D’une plume poétique et usant d’aphorismes et d’expressions parfois désuètes qui renforcent l’aspect de conte, Lucie Baratte nous plonge dans la vie de Ronce et Epine, leur complicité et leurs différences, à l’aide d’ellipses temporelles. On découvre un quotidien fait d’amour sororal et de courage féminin dans un monde qui enferme les jeunes filles.
Critique rédigée par Mathilde Ciulla
"Roman de ronce et d’épine", Lucie Baratte, Editions du Typhon, 206 pages, 19€
Conque, Perrine Tripier
Après son premier roman remarquable, Perrine Tripier renoue avec sa passion pour l'histoire et la mythologie dans ce second roman.
Ce roman se situe dans une société fictive, dans un monde qui ressemble plus ou moins au nôtre. La force du roman repose entre autres sur le monde que Perrine Tripier a réussi à créer, plongeant le lecteur dans le trouble. En effet, ce monde ressemble au nôtre mais un empereur despotique y règne, qui voue un culte à une civilisation de guerriers disparus qui auraient fait la grandeur de cette société, les Morgondes. Martabée, une historienne reconnue, est en charge du chantier de fouille où cet Empereur pense trouver les traces de cette société.
Ce qui se joue dans ce roman, c'est comment l'on façonne les mythes, on leur donne une signification qui correspond à l'image qu'on veut donner de notre société actuelle. Ici, si les Morgondes étaient des guerriers et des savants, alors c'est évident qu'ils sont les héritiers et défenseurs de celle-ci. Mais peu à peu la réalité va s'averer toute autre... comment réagir face à cela ?
Perrine Tripier déconstruit un mythe et par là même, les fondements de cette société fictive.
Critique rédigée par Mathilde Jarrossay
"Conque", Perrine Tripier, Editions Gallimard, 208 pages, 19,50€
Les merveilles, Viola Ardone
1982, la jeune Elba vit enfermée avec sa mère dans un hôpital psychiatrique napolitain. Mais ni l’une ni l’autre ne souffre de folie : dans cet établissement se mêlent de véritables patientes atteintes de troubles mentaux mais aussi des femmes reniées par leur famille. Car oui, ici, on enferme également des femmes sous pretexte qu’elles seraient trop fantasques, infidèles, incapables de tenir un foyer ou simplement parce qu’elles ont osé aimer une femme !
Entre infirmiers brutaux, femmes brisées par électrochocs ou encore entourées de médecins qui cohabitent tant bien que mal avec leurs patients, c’est dans ce monde-à-moitié comme elle aime l'appeler, que la petite fille grandit. Jusqu’au jour où un jeune docteur débarque et décide de rompre avec les pratiques habituelles.
Avec “Les Merveilles”, Viola Ardone s’empare d’un moment décisif dans l’histoire de la psychiatrie en Italie : en 1978, la loi Basiglia a imposé la fermeture des asiles et l’insertion des internés dans la société. Dans un décor empreint de sensibilité, peuplé de personnages parfaitement incarnés, Elba avec son regard d’enfant à la fois grave et plein de fantaisie observe et raconte les méandres de la santé mentale et les abus qui l’accompagnent. Ce roman explore avec finesse les frontières entre normalité et folie. A travers le regard d’Elba, l’autrice met en lumière l’absurdité et la brutalité des pratiques de l’époque et insinue avec audace que parfois la frontière entre patients et soignants n’était pas si nette que ça…
Portée par une écriture à la fois acérée et poétique, Viola Ardone signe une fresque ambitieuse qui dévoile un regard intime sur l’évolution de la psychiatrie et de la société italiennes, et nous entraîne au cœur de la folie et de l’enfermement.
Critique rédigée par Marie Heckenbenner
Les vérités parallèles, Marie Mangez
Arnaud Daguerre est journaliste. Mieux : Arnaud Daguerre est reporter. Arnaud Daguerre a signé des reportages remarqués par la profession pour l’un des plus grands journaux. Arnaud Daguerre a même reçu un prix, la consécration de toute une carrière. Mais Arnaud Daguerre est un menteur, un escroc : il a tout inventé et s’est enfermé dans une vérité parallèle, mensonge après mensonge.
C’est le portrait psychologique d’un mythomane patenté que construit Marie Mangez dans son deuxième roman. Celui d’un homme qui vit dans la peur que son secret soit révélé et que tout s’effondre. C’est le cercle vicieux des mensonges et de la reconnaissance par ses pairs qu’Arnaud Daguerre ne peut briser, reportage après reportage. Et on est complices de ses méfaits : depuis le début du roman, l’autrice nous a mis dans la confidence, tout en réussissant à nous donner un point de vue surplombant de cet homme qui s’enfonce.
Et c’est finalement l’imagination qui est l’un des personnages principaux de ce roman : celle qui permet à Arnaud Daguerre d’écrire tous ces reportages, lui qui est pétri de timidité et qui écrit tous ses articles depuis sa chambre d’hôtel, sans se confronter avec la réalité. Quel talent de conteur, quel maîtrise de la fiction !
Marie Mangez nous livre ici une réflexion forte sur la construction de la “vérité” à une époque où les fausses informations circulent dangereusement. Un livre très bien construit dans lequel on a plaisir à retrouver la plume précise de l’autrice du Parfum des cendres.
Critique rédigée par Mathilde Ciulla
"Les vérités parallèles", Marie Mangez, Editions Finitude, 256 pages, 20€
Après ça, Eliot Ruffel
Dans ce premier roman, Eliot Ruffel s'attaque au dur sujet de l'adolescence et de ses longues heures passives où l'on se traine.
Le narrateur, Lou, vit dans une ville en bord de mer, qui on le comprend au fur et à mesure, est aussi industrielle et frappée par la crise et le chomage. Lui et son ami Max arpentent la ville sans grande conviction pendant les longues nuits d'été, ils sortent et se rendent dans le bunker devenu en quelques sorte leur QG et s'enfilent des bières. Ce que sous-tend le texte, c'est la description d'un roman social sur ces adolescents et sur la ville dans laquelle ils grandissent. Tous deux enfants de prolétaires, un père violent et une mère victime ou encore la mère célébitaire, Eliot Ruffel dresse le portrait des oubliés.
Ce premier roman est un roman social assez court, on y découvre la vie de Max et Lou, celle de leurs familles traversées par la violence qui crée ces adolescents taiseux et traumatisés. Une fresque sociale française.
Critique rédigée par Mathilde Jarrossay
"Après ça", Eliot Ruffel, Editions de l'Olivier, 160 pages, 17,50€
Cette femme qui nous regarde, Alain Mabanckou
Entre le souvenir d’une conférence d’Angela Davis en 2014, la relecture d’Autobiographie, et en parallèle la réminiscence des meurtres de Tyre Nicholas et George Floyd par des policiers, Alain Mabanckou se lance dans l’écriture d’une lettre imaginée, adressée à cette grande dame. Avec Cette femme qui nous regarde, l’écrivain entrelace deux récits : celui d’un Africain installé aux Etats-Unis (lui) et celui d’une militante afro-américaine dans les années 70.
Sous une écriture fluide, il retrace les années de jeunesse d’Angela Davis dans un Alabama ségrégationniste, ses périodes d’études en Europe, ses combats ainsi que sa période d’incarcération. Entre la naissance du Black Power, l’abolition des prisons, la lutte intersectionnelle, et son appui au mouvement Black Lives Matter, il dresse le portrait d’une femme d’exception qui restera à jamais humble. A travers ce texte, il dénonce avec force les violences racistes, les assassinats perpétrés au nom de la haine raciale et l’exclusion systématique des Noirs des zones réservés “aux Blancs”.
Entre essai historique et roman, Alain Mabanckou dévoile un texte hommage à la lutte acharnée contre la ségrégation raciale et prononce un réquisitoire sans consession contre les multiples visages de cette oppression. En mêlant histoire personnelle et réflexion sociale, il met en lumière le parcours d’Angela Davis et illustre comment ses combats façonnent encore notre époque.
Critique rédigée par Marie Heckenbenner
"Cette femme qui nous regarde", Alain Mabanckou, Editions Robert Laffont, 160 pages, 18,90€
L’agrafe, Maryline Desbiolles
Maryline Desbiolles ne laissera personne indifférent avec ce livre d’une force incroyable et d’une justesse fascinante. Elle nous emmène dans la trace laissée par Emma Fulconis, une jeune fille qui n’aimait rien de plus que courir, mais qui en est désormais empêchée par une blessure à la jambe : elle a été mordue par un chien et ne pourra plus courir.
L’autrice, récompensée pour ce livre par le prix Le Monde 2024, nous met face à la fracture qui, telle la cicatrice laissée sur le corps d’Emma et la condamnant à boiter toute sa vie, n’est pas refermée en France, celle laissée par la guerre d’Algérie et sa mémoire incomplète. Emma représente l’injustice d’un racisme encore trop prégnant alors que le travail de mémoire entourant ce conflit n’a pas été réalisé, mais aussi l'importance de l'exploration de notre héritage et d'une réflexion autour de l'identité.
Emma Fulconis et sa folle course à travers la vie marqueront le lectorat de Maryline Desbiolles, de même que la puissance et la brièveté d’un livre qui mérite amplement qu’on en parle autour de nous !
"L’agrafe", Maryline Desbiolles, Editions Sabine Wespieser, 152 pages, 18€
Mater Dolorosa, Jurica Pavicic
Un thriller social et moderne serait un résumé de ce roman qui nous tient en haleine.
L'intrigue se situe à Split, devenu lieu privilégié par les Européeens pour leurs vacances, où se produit le meutre d'une jeune fille, fille d'un médecin notable du coin. Ainsi commence ce roman, où vont se succéder les points de vue des trois personnages principaux qui ont chacun leur responsabilité dans cette affaire. Une mère, Katja, celle de Ines, deuxième personnage qui est réceptionniste dans un hotel et enfin Zvone le jeune policier. S'en suit à travers les yeux de ces trois protagonistes, la traque pour trouver le tueur mais surtout comprendre les motivations de ce meutre.
Dans ce roman, Jurica Pavicic analyse le milieu social des personnages en pointant ce que la société fait peser sur les épaules des classes populaires. Son postulat est de montrer que la violence est sociale et qu'elle est toujours corrélée à la façon dont on traite les gens. L'auteur met aussi en avant le tourisme de masse en Croatie. Au-delà de l'intrigue du meurtre, Jurica Pavicic nous livre une analyse sur la Croatie et sa politique.
Archipels, Hélène Gaudy
Un beau jour, la romancière apprend qu’une île nommée Jean-Charles, en hommage à son père, est menacée d’engloutissement par la montée des eaux en Louisiane. Elle qui ne connaît que très mal ce dernier, se rend compte qu’il est alors urgent d’élucider les mystères inconnus de ce paternel. Cet homme a pendant des années conservé dans un petit atelier parisien, une incroyable collection d’objets. Véritable vestige de sa vie, cet espace reflète ce père mystérieux, discret et curieux, à la fois peintre et poète, qui n’a jamais su user des mots.
Pour le comprendre, elle s’engage alors dans l’exploration des souvenirs laissés par ses grands-parents et part en quête des souvenirs d’enfance et de jeunesse de ce père vieillissant. A travers ces pages, l’autrice s’efforce de renouer avec son père. Comment rassembler ces souvenirs en archipels et découvrir la personnalité de cet homme à la fois si mystérieux et profondément cher à son cœur ? Entre exploration archéologique de tous ces objets et quête d’une signification existentielle de la vie de son père, elle met également en évidence les obstacles que rencontrent certains à s’ouvrir et à partager leur histoire, tout en examinant la délicate question de la transmission au sein des familles.
Avec une écriture soignée et de nombreuses descriptions - qui parfois nous font perdre le fil du récit - Hélène Gaudy rend hommage à ce père taiseux dont elle ne sait pas grand-chose.
Critique rédigée par Marie Heckenbenner
"Archipels", Hélène Gaudy, Editions de l'Olivier, 288 pages, 21€
Nul ennemi comme un frère, Frédéric Paulin
Dans le premier tome de ce qui sera une trilogie, Frédéric Paulin décortique ce qui a fait la guerre civile au Liban entre 1975 et 1990… Et c’est un vrai travail !
Si les premières pages peuvent paraître un peu arides avec l’installation de personnages fictifs croisant la route de personnages historiques réels, mais surtout avec la multiplication des factions prenant part au conflit et leurs alliances changeantes, Frédéric Paulin réussit à nous immerger dans le Beyrouth des années 70 et 80, mais aussi dans le Paris de ces années-là. A la suite de Philippe Kellerman, diplomate français basé à Beyrouth, Michel Nada, libanais chrétien expatrié à Paris, Zia al-Faqih et Abdul Rasool Al Amine, des chiites libanais, ou encore Christian Dixneuf, capitaine dans les services de renseignement français, nous découvrons les principaux événements qui ont émaillé la guerre civile libanaise.
Grâce à un titre qui résonne de vérité, Frédéric Paulin réussit magistralement à mêler fiction et réalité, à nous entraîner à la suite de personnages qu’on a envie de suivre. Et nous donne des clés de compréhension pour une situation qui résonne malheureusement avec l’actualité…
"Nul ennemi comme un frère", Frédéric Paulin, Editions Agullo, 480 pages, 23,50€
Un jour d’avril, Michael Cunningham
Auteur du très remarqué Les Heures, Michael Cunningham revient avec un nouveau roman à huis clos se déroulant sur trois journées d'avril et sous le regard d'une famille dans les briques rouges de leur maison à Brooklyn.
2019, 2020, 2021. Trois années consécutives mais trois années ô combien différentes pour cette famille incarnée par le couple formé par Isabel et Dan, parents de Nathan et Violet, qui héberge le frère d'Isabel, Robbie. Ils entretiennent tous des liens particuliers, plus ou moins dissonants, sur fond de vie quotidienne et étouffante pour chacun. Un peu comme dans Les Heures, Cunningham ne raconte rien, il se contente de faire un état des lieux de ce qu'est la vie pour les gens ordinaires. Chacun se débat avec ses états d'âmes, avec ses émotions et ses relations, qu'on soit une enfant de 5 ans ou bien un trentenaire désabusé. Dans le huis clos de l'appartement new-yorkais ou dans une cabane islandaise, les protagonistes cherchent juste à vivre au mieux.
La beauté de ce roman advient dans le rien qui traverse ses pages, on s'identifie à la vacuité des personnages et à leurs interrogations. La force du roman réside dans sa forme avec trois journées qui apportent chacune leur lot de nouvelles plus ou moins dramatiques. Michael Cunningham livre un roman qui pourrait être un mirroir de notre existence.
Tout le bruit du Guéliz, Ruben Barrouk
Paulette, la grand-mère, réside à Marrakech depuis sa jeunesse. Le reste de sa famille a quitté le Maroc. Depuis quelque temps, elle est tourmentée par un mal mystérieux : elle entend un bourdonnement sourd, incessant et qui la hante sans répit. Un son que personne d’autre qu’elle ne semble percevoir. Inquiets, sa fille et son petit-fils décident de s’envoler pour le Maroc et de mener l’enquête pour comprendre l’origine de ce tourment. Mais une fois sur place, et malgré quelques pistes qui se profilent (acouphènes, voisins bruyants), ils ne trouvent aucun signe de ce mal.
Leur quête les entraînera au cœur de l’effervescence des quartiers du Mellah, révélant les trésors cachés de ses histoires et traditions ancestrales. Imprégné de parfums enivrants, de saveurs épicées, de teintes éclatantes, et d’une Histoire profonde, Ruben Barrouk invite le lecteur à plonger dans la vie de cet ancien quartier juif de Marrakech. En ravivant la mémoire de sa grand-mère, il redécouvre les coutumes juives marocaines et évoque une époque où la tolérance, le partage et le vivre-ensemble étaient des valeurs vivantes et partagées.
Avec Tout le bruit du Guéliz, Ruben Barrouk rend un hommage bouleversant à sa grand-mère qui peine à accepter que le temps passe, et questionne la place des juifs dans le monde arabe.
Critique rédigée par Marie Heckenbenner
"Tout le bruit du Guéliz", Ruben Barrouk, Editions Albin Michel, 224 pages, 19,50€