Cinéaste du voyage, s’émancipant des frontières, qu’elles soient physiques ou artistiques, Fatih Akin se pose comme observateur de la mutation de nos sociétés. In the Fade est un film périlleux par le sujet qu’il traite, les attentats en Europe - plus particulièrement ceux qui ont touché la communauté turque en Allemagne - et les interrogations qu’il suscite entre justice et haine, désespoir et courage. C'est ce courage que Fatih Akin filme brillamment en donnant à Diane Kruger un rôle à la mesure de son talent.
La vie de Katja s’effondre lorsque son mari et son fils meurent dans un attentat à la bombe. Après le deuil et l’injustice, viendra le temps de la vengeance.
Une émotion, une mise en scène
Fatih Akin joue sur la corde raide : notre perception à juger l’individu sur sa condition plutôt que sur son parcours. C’est pourtant dans la déclinaison du parcours, de ses étapes à franchir pour qu’il ait un sens, que se trouve la justesse d’In the Fade, qu’il filme en trois parties distinctes, presque indépendantes les unes des autres.Cela commence en prison où Nuri, emprisonné pour trafic, marche tel un conquérant, face à une caméra vivante, pour aller échanger ses vœux avec Katja, la femme qu’il aime, premier pas vers sa réinsertion. Cela s’enchaîne, toujours avec cette même énergie de mouvement, dans la rue, où Katja court, effondrée et meurtrie lorsqu’elle apprend que Nuri et son fils sont morts dans un attentat. Démarre alors un certain procès de l’Europe. Car, la victime, par son origine turque et son parcours de criminel est rapidement mise au banc des accusés, comme Katja, jugée en tant que victime de son humanité, celle d’avoir dépassé les frontières du communautarisme. Le réalisateur filme son héroïne comme prisonnière de son choix d’aimer, jugée aussi bien par la famille turque du défunt (sur la question « où doit reposer la dépouille ») que par les institutions allemandes qui se refusent à accepter que le mal qui les ronge, le meurtre racial héritage du nazisme, est toujours là. Si cette première partie glisse légèrement dans certains poncifs du désespoir (les séquences de drogue et d’hystérie), elle ne sont jamais grossières car imprégnées de symbolisme. Katja devient alors l’allégorie d’un vivre ensemble européen taché de sang, comme le souligne cette scène brillante dans la baignoire dans laquelle Katja, maculée de son propre sang, décide de se relever.
©In the Fade
Au centre du problème
Ce parcours, Fatih Akin le filme plus froidement durant les scènes où se côtoient aussi bien Music Box de Costa-Gavras que Le Procès d’Orson Welles. La composition des cadres qui joue sur un mélange focale courte et focale longue renforce l’isolement de Katja face aux accusés dénués d’émotion, tout comme elle permet l’affrontement de deux idéologies qu’incarnent les deux avocats, celui de Katja et celui des accusés. Par son sens du détail et de la documentation (Fatih Akin s’est inspiré du procès de Beate Zschapes, militante néo-nazi accusée de plus dix meurtres), le réalisateur filme avec prestance cette séquence de procès, petit bijou de mise en scène de cinéma dans laquelle le spectateur ne se retrouve jamais pris à parti, mais toujours au centre du débat, la balle dans son camp. Il souffre en silence de l’injustice envers Katja, découvre avec horreur le visage juvénile de la barbarie d’extrême droite, vibre à l’éloquence de la plaidoirie de l’avocat de Katja et doute face aux arguments de l’avocat des accusés, joué par cette gueule de cinéma qu’est Johann Krish. Le verdict de cette Allemagne désemparée, qui annonce la troisième partie, est corrigé par une phrase prononcée par le père de l’accusé (Ulrich Tukur) lorsqu’il se tourne vers Katja demandant pardon des crimes de son fils. Dans ce regard, Fathi Akin rebat les cartes de son film et donne les clés de la troisième partie du parcours de son héroïne.
@In the Fade
Diane Kruger, et personne d'autre
L’épilogue d’In the Fade est à la fois le segment la plus atypique du film - pris dans son ensemble - et la plus proche du cinéma de Fatih Akin. Presque un court dans le long, elle emprunte aussi bien à Tarantino dans son traitement du personnage - devenue prédatrice - qu’aux cinéastes sud-coréens dans sa mise en scène sur-esthétique qui enchaîne les longs plans séquences. On y retrouve le thème de la mer, cher au cinéaste, qui entoure la fin du parcours de Katja. Autant la mer était, dans De l’Autre Côté (du même cinéaste), synonyme d’espoir, autant elle tient ici le rôle de terminus pour la quête de Katja. À quelle justice doit-elle se fier ? Question que se pose également le spectateur tenu en jusqu’au plan final. Cette évocation peut détonner par rapport aux autres problématiques du film, manquant parfois de nuance, mais elle complète le voyage psychologique et intellectuel de Katja. Que cela se passe en Grèce, pays de la démocratie et métaphore du déclin institutionnel européen, n’est sûrement par un hasard. Ainsi Fatih Akin filme son personnage dans ce décors poétique mais proche de l’abandon, renforçant l’allégorie que sur les épaules de Katja repose l’honneur de l’union européenne.C’est ce destin qu’incarne cette étoile qu’est Diane Kruger. Il est beau de voir cette actrice parvenir en deux heures à donner tant de justesse à chaque émotion. Derrière le portrait d’une citoyenne européenne, se tient surtout celui d’une femme moderne face à la fermeté de la folie des hommes. Si parfois le film est frontal et froid dans l’évocation de son sujet, Diane Kruger insuffle une dignité qui complète l’humaine imparfaite qu’elle interprète. Dans des flash-backs montrant Katja en famille et filmés au smartphone, resplendissante de bonheur, on ne peut imaginer personne d’autre pour jouer un personnage aussi profondément digne. Dans Les Adieux à la reine, elle était reine. In the Fade la rend impériale. Le Festival de Cannes ne s’est pas trompé en lui décernant le prix d’interprétation féminine.
Dans l’une des dernières séquences du film, Katja a une discussion téléphonique avec son avocat, lourde de double sens. De ce coup de fil, tout en plan séquence crépusculaire, Fatih Akin scelle le parcours initiatique de son personnage tout comme il déclare son amour des hommes unis face au repli identitaire. La portée de cette séquence clôt In the Fade, film tendu et pertinent sur les thèmes de justice et d’avenir que Diane Kruger inonde de son aura, telle une… Marianne de l’Europe.