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Nicolas Jounin : "Aborder les inégalités autrement qu'à travers des tableaux statistiques"

9 septembre 2016, par Untitled Magazine

Une demi-heure de métro sépare les quartiers parmi les plus pauvres de France de ses zones les plus riches. Partis de Saint-Denis, dans la banlieue nord de Paris, une centaine d’étudiants ont enquêté sur trois quartiers bourgeois du VIIIe arrondissement de la capitale (le Triangle d'or au sud des Champs-Elysées, les quartiers Monceau et l'Elysées-Madeleine au nord). Pour s’initier à la démarche sociologique, ils ont dû se familiariser avec un monde nouveau et étrange, dont les indigènes présentent des coutumes et préoccupations insolites. Boire un café dans un palace pour observer ce qui s’y passe (et être traité comme un client illégitime), stationner dans les boutiques de luxe pour décrire leur organisation (et se faire mettre dehors), apprendre à manger un mille-feuilles à 14 euros avec des « bourgeoises », approcher des institutions prestigieuses où les femmes n’ont pas le droit de vote, se faire expliquer le Bottin mondain et l’arrangement des mariages, interviewer dans son hôtel particulier un grand dirigeant qui « fait partie de ces familles qui ont des châteaux un peu partout » : ce sont quelques-unes des expériences que ces étudiants du 93 ont vécues.

"Les Blancs ont moins l'habitude d'être nommés blancs et de se considérer comme blancs que les Noirs ne sont contraints d'entendre qu'ils sont noirs et donc se considérer comme noirs."

Pour commencer, comment avez-vous eu l’idée d’écrire ce livre ? 

Dans ce livre, je souhaitais superposer trois couches de lecture. D'abord, le récit d’aventures tout à tour plaisantes et effrayantes : celles d'étudiant-e-s de Seine-Saint-Denis cherchant par l'enquête à mieux comprendre le monde des quartiers bourgeois parisien. Ensuite, le manuel de méthodologie, qui conduirait à partir de ces expériences à se poser des questions sur la manière dont en peut produire des connaissances, y compris sur des groupes sociaux plus favorisés que celui auquel on appartient. Enfin, il y a une prise de position pédagogique et politique : ce n'est pas en toute innocence que l'on enquête sur les inégalités, encore moins depuis une université comme Paris 8 particulièrement maltraitée par le système inégal de l'enseignement supérieur.

Pourquoi y étudier ce thème en particulier ? 

D'abord, pour que l'étude d'un environnement exotique, non familier, les interpelle et nourrisse leur volonté de savoir, afin qu'ils se convainquent de la nécessité de réfléchir aux instruments qu'on se donne pour fabriquer des connaissances et sortir des préjugés. Ensuite, pour une raison pratique et matérielle : c'est l'exotisme le plus proche et le moins cher, donc le plus compatible avec les maigres budgets de l'université de Saint-Denis. Enfin, c'était pour aborder le thème des inégalités autrement qu'à travers des tableaux statistiques ou le prisme des pauvres, qui sont les modes d'approche les plus fréquents. il s'agissait de comprendre ce que les inégalités économiques (en croissance depuis une trentaine d'années) impliquent, du côté de ceux qui en bénéficient, en termes de modes de vie, de mentalités, et de moyens mis en œuvre pour consolider cette position privilégiée.

Pourquoi le 8 ème arrondissement en particulier ? Etait-ce l’endroit le plus approprié ? 

Il y a à nouveau l'argument pratique : grâce à la ligne 13, c'est la zone de concentration de richesses la plus proche de Saint-Denis. Le revenu annuel moyen d'un foyer fiscal du 8è arrondissement dépasse les 80 000 euros, alors qu'il est de 16 000 euros à Saint-Denis. Ce grand écart est le point de départ de nos interrogations. Interrogations qui dérivent vers la notion de ghetto, dont on affuble davantage Saint-Denis que le 8è arrondissement. Or, si l'on définit le ghetto comme l'agrégation géographique d'individus socialement semblables, et si l'on compare les structures socio-professionnelles de Saint-Denis et du 8ème, le second est davantage un ghetto que le premier.

8 ème arrondissement de Paris 8 ème arrondissement de Paris

Sur quels travaux de sociologue(s) vous êtes-vous appuyé pour mener à bien cette enquête ?

La principale référence sur la sociologie de la bourgeoisie en France, ce sont les sociologues Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot. Ce sont les pionniers des recherches sur la bourgeoisie, en particulier sur son mode de vie et les formes les plus intimes de la reproduction de cette classe sociale (à travers les alliances matrimoniales, l'éducation des enfants, etc.). Des pionniers qui restent relativement isolés, tant il est vrai que les recherches sur les classes populaires sont bien plus nombreuses que celles sur les classes dominantes. Au-delà, l'influence est clairement marxiste, c'est-à-dire que je considère que le concept de classe sociale est un outil valable pour décrire notre monde commun. Se trouvent également convoqués dans le livre différents auteurs qui, de Thorstein Veblen à Pierre Bourdieu, ont cherché à penser l'impact des hiérarchies sociales sur les styles de vie et leur logique distinctive.

Qu’est ce que ce travail a pu vous apporter personnellement ?

Beaucoup de plaisir à accompagner les étudiant-e-s, à susciter chez eux une volonté de savoir les amenant à lever certaines inhibitions pour pouvoir mener l'enquête. Car, au-delà de l'enquête sur le 8è arrondissement, c'était aussi une exploration de notre timidité, une réflexion sur nos éventuelles réticences à faire une incursion dans ce monde de riches et de puissants, par exemple à pousser les portes des boutiques de luxe. Certain-e-s étudiant-e-s étaient d'ailleurs plus audacieux/ses que moi, ce qui rendait l'expérience réjouissante. Mais aucun-e n'échappait complètement, à un moment ou à un autre, à un sentiment de malaise, qu'il provienne de leur sentiment personnel de ne pas être à leur place, ou du fait que des acteurs du 8è arrondissement leur signifiaient qu'ils n'étaient pas à leur place. C'est sur ces deux aspects, le jugement externe et l'éventuelle intériorisation du jugement, que nous avons beaucoup travaillé.

Enfin, pouvez-vous nous donner trois raisons d’acheter ET de lire ce livre ? 

S'il s'agit d'inciter à l'acheter, je dirais : qu'il cale efficacement tout meuble désaxé, qu'il permet à l'éditeur de gagner assez d'argent pour publier d'autres livres, et qu'il sera peut-être collector dans 300 ans. S'il s'agit, en revanche, d'inviter à le lire, je dirais que ce livre essaie de faire ressentir les plaisirs que procurent les enquêtes en sciences sociales, qui vont du frisson de la transgression à celui de la découverte, et à la satisfaction de comprendre un peu mieux le monde dans lequel on vit. De donner quelques ficelles pour faire soi-même ses enquêtes et éprouver ces plaisirs directement, parce que ce plaisir n’est pas réservé à une poignée de professionnels. Ce livre veut rappeler que la sociologie est une discipline, et comme une discipline sportive, comme la musique, elle peut se pratiquer en amateur aussi bien qu’en professionnel.

Couverture du livre "Voyage de classes" © Gaspard Claude Couverture du livre "Voyage de classes" © Gaspard Claude

"Voyage de classes",Nicolas Jounin, Éditions La découverte, 9 €




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