Poétique de la matière.
A l’instar des réalisateurs d’Europe de l’Est, comme Jan Svankmajer, les britanniques d’Aardman ne réduisent pas le film d’animation à une technique illustrative, destinée de facto à un jeune public. Si Wallace et Gromit, les personnages-vedettes du studio, ont marqué les esprits, c’est par l’application des réalisateurs à faire passer notre monde à travers le prisme d’une matière exclusive : la pâte à modeler. De l’objet, muet, animé image par image, remodelé ou recomposé, naît un nouveau mode d’expression, qui fait parler la matière autant que les thématiques traitées par elle. Shaun le Mouton est une marche de plus vers l’accomplissement de cette poétique de la matière.
Le film se nourrit du patrimoine burlesque hérité des rois du slapstick, qui l’inspirent et à qui il rend hommage allègrement : Buster Keaton dans Shaun ou Tati dans le traitement de l’urbain... Les situations variées se suivent selon une structure propre aux films muets, l’enchaînement de scénettes, chacune attachée à un lieu unique, formant un ensemble homogène sans temps mort tout à fait réjouissant. Cet humour constant s’appuie non seulement sur des situations en variations perpétuelles, mais également sur une représentation critique de nos sociétés modernes. Sans toutefois prendre le pas sur l’intrigue, elle en habite l’aura, et certaines scènes restent à l’esprit : les moutons, éreintés, trouvent refuge dans une rue dépotoir de la ville. Pour consoler le bébé triste, s’improvise alors une scène chantée. Car le constat a beau être rude, il n’est pas question de se laisser aller au misérabilisme. Cela aurait desservi la finesse du propos. Si des automatismes faciles empêchent le film de s’épanouir dans une totale liberté artistique (sidekicks peu originaux bien qu’attachants –Timmy – ou une utilisation de la b.o outrancière), il résonne un esprit mutin à même de nous ouvrir grands les yeux. Qu’on espère encore d’enfant.
L’espace d’un instant, on entr’aperçoit sur la « peau » ou les habits des personnages hauts en couleurs une empreinte digitale partielle. Les avatars de pâte à modeler sont habités par leurs créateurs. Cette trace, ADN preuve d’un passé, marque l’imaginaire du spectateur : si Bitzer, le chien de troupeau, garde une marque de sa fabrication, et que pourtant il court à la recherche de son maître, c’est qu’une passerelle relie notre monde et le sien. Il n’est bien sûr pas question de défendre les « bonnes valeurs » de l’artisanat en opposition à l’animation numérique. Mais il y a quelque chose de rassurant, qui tient de l’esprit candide, à s’imaginer qu’une figurine ou une peluche traverse les mondes et vit d’autres aventures. Alors l’empreinte de doigt se fait empreinte sur le monde et avec elle reparaît l’idée que l’art éveille les esprits, quand il ne les crée pas.
Cette force poétique née de la matière à quelque chose d’unique et Shaun le Mouton en est emplie. Couplée à une envie folle de cinéma, en en suivant sa grammaire intemporelle mais affirmant l’indépendance de son univers, le résultat laisse toutefois un manque, qui incombe au seul spectateur : on en reprendrait sans fin.