« Mr Gaga, sur les pas d'Ohad Naharin» est un beau documentaire de Tomer Heymann sur la vie et l'œuvre du célèbre danseur et chorégraphe contemporain Ohad Naharin. Simple et direct !
Grandi dans un kibboutz du bonheur, dansant comme il respire, Ohad est poussé sur sa voie par sa propre mère (elle-même danseuse à l'origine), jusqu'à une première école de danse, où il est repéré par Martha Graham, une grande dame du milieu new-yorkais. Il la suit aux Etats-Unis pour y rejoindre sa prestigieuse école, puis intègre la Juilliard School. C'est là qu'il découvre petit à petit sa propre vocation et rencontre au passage sa future femme, Mari, danseuse étoile qui partagera et creusera avec lui son parcours à venir de chorégraphe.
© Heymann Brothers Films
Suite à une blessure grave, il abandonne la carrière de danseur pour se consacrer entièrement à la conception de spectacles et finalement retourne en Israël diriger la troupe nationale de danse contemporaine, la Batsheva Dance Company. Travaillant le corps à partir de la matière même de ses racines et des traditions juives, Ohad Naharin déploie toute son amplitude artistique envers et contre le poids des dogmes religieux qui s'invitent en Israël jusque sur les scènes des théâtres. Sa femme Mari, elle, ne s'habitue vraiment jamais à ce nouvel univers et finit par mourir d'un cancer assez près de la fin du film. Mais la vie et la danse, pudiquement, continuent...
Un film sans effets superflus
Le film est tout à fait bon, dans un classicisme à toute épreuve, mais efficace. Il est fait d'archives de spectacles entrecoupées d'interviews diverses auxquelles s'ajoutent quelques précieuses images familiales de l'enfance du chorégraphe et le suivi de quelques répétitions montrant le maître à l'ouvrage, dans son effort vers l'essence, à combattre tous les artifices et simples savoir-faire. La structure est basique et chronologique, suivant le cours de la biographie, depuis la rencontre avec les parents du chorégraphe au début du film jusqu'à celle de son premier enfant à la toute fin.
© Heymann Brothers Films
La danse parle
Les images de la danse sont extrêmement fortes et le portrait qu'elles ébauchent du danseur (à travers l'expression de son propre corps) puis du chorégraphe (à travers le corps des autres) est presque plus précis que celui dressé par les mots et les récits. Le film donne envie à la fois de voir et de danser, en même temps qu'il interroge le sens des vocations.
Vers le début de l'histoire, Ohad raconte que la raison principale qui l'a poussé vers la danse, c'était peut-être son frère jumeau, autiste, auprès duquel il aurait remplacé sa grand-mère décédée, qui auparavant dansait pour lui. Il dit que quand sa grand-mère dansait, son frère entrait tout à coup en relation avec elle et à travers elle avec le monde. Après sa disparition, Ohad ne pouvait pas laisser le vide s'installer, ne pouvait pas laisser, sans rien faire, dériver le continent de son frère jumeau. Il s'est mis à danser pour lui. Et si l'on ne sait rien de la réaction de son frère, ni de son évolution, nous voilà tout de même chargés d'une vraie réponse pesant son poids de chair à la question du pourquoi Ohad Naharin est devenu le chorégraphe génial que l'on sait. Mais le film balaye d'un revers de scénario la trop simple psychanalysation de la destinée et nous laisse nous débrouiller avec le génie, dans un geste assez culotté, à découvrir.
Ohad Naharin à la loupe
Les répétitions (la plupart) interviennent assez tard dans le film - logique, puisque c'est probablement l'équipe de ce film qui les tourne, contrairement aux archives des spectacles – à un moment où l'on a déjà « rencontré » le personnage et évacué toutes les questions d'ordre informatif pour être pleinement disponibles à le regarder travailler et ainsi, le rencontrer différemment, plus intimement.
Là où le film est peut-être moins clair, c'est sur le positionnement politique et l'inspiration historique liée au contexte israélien à l'œuvre dans l'art du chorégraphe, mais il ne fait pas non plus l'impasse dessus. Est-ce le réalisateur ou le chorégraphe qui montre là une ambiguïté ? Si Ohad évoque l'influence de son vécu de l'armée et de la guerre sur le rendu des corps, obsédé par le souvenir des cadavres, il ne dit jamais un mot des Palestiniens et se contente de critiquer le droitisme d'un gouvernement attisant les rivalités et faisant la part belle aux extrémistes. Et finalement, sa troupe semble plus résolue que lui-même à refuser la censure gouvernementale quand elle se présente directement.
© Heymann Brothers Films
La danse contemporaine face aux traditions
Son traitement de la « culture » juive et des traditions dans la danse semble central et donne des images fortes, mais le film ne montre pas le processus qu'il met là en branle pour dériver une œuvre d'une pensée, d'un parti pris. Il reste à la surface de l'image, dans la fascination d'une gestuelle démultipliée par le nombre, et par exemple, seuls les corps un peu dénudés paraissent en définitive poser problème aux radicaux religieux.
Ohad Naharin évoque plusieurs fois son souvenir paradisiaque du kibboutz où a germé l'intensité de sa relation corporelle au monde et on aimerait voir ce souvenir dans ses chorégraphies, ce qui peut-être n'est pas tout à fait le cas dans le film. Cela dit, il a le mérite primordial de donner une vraie envie de découvrir sur scène les spectacles d'Ohad Naharin et sa mission de documentaire est donc pleinement remplie, d'autant que le film, tout à fait « grand public » par ailleurs, donne à vivre l'expérience d'une danse contemporaine « spectaculaire », affranchie de toute branlette intellectuelle et pourtant habitée, susceptible d'ouvrir la voie pour beaucoup à un nouveau langage.