UNTITLED MAGAZINE
Karamakate, chaman et dernier survivant des cohiuano, peuple indien de l'Amazonie décimé par les exploitants du caoutchouc, vit seul et retiré dans la jungle. Des années de solitude ont fait de lui un Chullachaqui, réplique creuse de lui-même, dénuée de souvenirs et d'émotions : une situation qui l'empêche de renouer avec les savoirs et pouvoirs ancestraux qui étaient les siens. Sa vie est bouleversée par l'arrivée d'Evans, un biologiste américain à la recherche de la yakruna, plante sacrée qui mènerait à la guérison par l'apprentissage du rêve. Cette rencontre les amène à se plonger ensemble dans les profondeurs de la forêt amazonienne, voyage labyrinthique et initiatique au cours duquel se mélangent différentes temporalités, dans un « temps sans temps » qui permettra à Karamakate de retrouver la mémoire, et à Evans de découvrir la sienne.
Pour son troisième long métrage, primé sept fois (détenteur de l'art cinema award au festival de Cannes, meilleur film international à l'Independant films spirit awards) et nominé six fois, Ciro Guerra nous livre une fiction poétique et philosophique qui, au croisement entre culture ancestrale et culture moderne, mêle un besoin vital de transmission. Le scénario est inspiré de l'histoire réelle et étonnante du premier contact, qui évoluera rapidement en amitié solide, entre Karamakate et deux scientifiques, l'ethnologue allemand Theodor Koch-Grünberg et le biologiste américain Richard Evans Schultes, les premiers hommes à explorer la partie Nord-Ouest de l'Amazonie colombienne à la recherche de savoirs ancestraux.
© Andres Córdoba
La juxtaposition, en noir et blanc, de nombreux plans photographiques et de zooms documentaires sur la faune amazonienne nous plonge dans un cadre originel et sauvage. Ce cadre est soutenu par l'effacement musical, qui permet d'entendre la mélodie polyphonique et soupirante d'une jungle mouvante. Les compositions de Nascuy Linares ponctuent épisodiquement certains passages du film, et accentuent la dimension charnelle d'une atmosphère empreinte de spiritualité mystique. L'immersion tient aussi au casting qui rassemble des acteurs étrangers dont la nationalité répond à celle du personnage qu'ils interprètent, l'acteur flamand Jan Bijvoet (Borgman) interprétant l'ethnologue allemand Theodor et l'acteur américain Brionne Davis interprétant le biologiste Evans, et fait appel à des acteurs locaux comme Antonio Bolivar Salvador Yangiama (Karamakate âgé), dernier représentant de son groupe ethnique, témoin vivant d'une culture en extinction.
© Andres Córdoba
Une flamme culturelle que Ciro Guerra tient à rallumer, transmettant à travers les yeux de Karamakate une vision inédite de l'Amazonie sauvage, au cœur de laquelle se mêlent nature, sociétés indiennes civilisées et groupuscules colonisateurs. Le dessin est loin d'être idyllique, dépeignant une Amazonie tiraillée entre cultures ancestrales et soumission contrainte, traumatismes guerriers et violence colonisatrice. A cette brutalité sourde répond la voix tranquille d'un personnage principal inquiet de transmettre une culture sans enfants : la mission éducatrice s'inverse, et le savant explorateur devient l'élève difficile d'une sagesse ancestrale. Ce renversement complexifie la représentation d'une Amazonie originelle qui se traverse en pirogue, et rappelle l'existence menacée de ces civilisations complexes, construites autour d'une langue et de codes qui suscitent une incompréhension teintée d'admiration.
On sort touchés par la grâce du scénario et par la douceur d'une réalisation qui explore avec bienveillance les profondeurs d'une Amazonie mystérieusement dense.
https://youtu.be/arnKqFPuqDE
