Le film d’une attente, un village en attente de l’explosion, du trouble, de la fin. Emin Alper, reconnu dès son premier long-métrage "Derrière les collines", organise ici un chaos dérangeant, saisi dans tout son silence.
Istanbul, futur proche. Abluka raconte un morceau de la vie de deux frères. L’aîné, Kadir, se voit offrir une liberté conditionnelle après vingt ans de prison -sans que le motif ne soit précisé à ses proches, s’il accepte de renseigner le gouvernement sur les agissements du voisinage afin de démasquer les terroristes. Le benjamin, Ahmet, est chasseur de chiens errants pour la mairie, métaphore du chasseur de terroristes que doit devenir son frère. Le film commence lors des retrouvailles de ces deux frères, qui se lient et s’évitent autour d’un couple d’amis, Meral et Ali.
Un malaise silencieux
Le film est lent, le cadre est fixe. On assiste à un crescendo de l’intrigue qui demeure « silencieux », une ambiance sourde comme après un coup de feu : c’est un moment à la fois avant et après. L’attente de ce quelque chose, de cet événement qui mettra fin à ce siège, se ressent dans cette violence latente. Très pudique, le réalisateur montre peu de violence à l'image -pas de cadavres, de sang, et nulle agression sonore. Cette violence invisible se ressent car elle s’immisce partout. Le malaise qu’elle provoque est d’autant plus palpable car elle se concentre en un huis-clos, qui passe du village à la rue, de la maison d’Ahmet à son salon : la prison demeure, malgré cette liberté conditionnelle illusoire. De la même façon, les bars sont en sous sols et ajoutent au sentiment de claustrophobie. Seule capable d'offrir une ouverture, Meral semble être un point de lumière : elle illumine l’écran avec son visage et ses yeux clairs et, devenant le désir de Kadir, elle symbolise la vie dans ce chaos. Or même ce point de lumière, cette issue, finit par se boucher. Définitivement enfermés, les personnages se laissent porter par la spirale de la paranoïa.
Un fourmillement qui mène à l'implosion
Ce crescendo atteint son point de non-retour dès lors que se rencontrent les destins des deux frères. Il s’inverse car les caractéristiques de chacun se retrouvent à leur extrême opposé : les amis deviennent des ennemis quand les ennemis deviennent des amis, les bourreaux sont des victimes, les victimes des bourreaux. Ce fourmillement se ressent également dans le vide qui règne à l’image, car ce vide est habité. Les paysages sont déserts et les couleurs sont pauvres. Toutefois la palette bleue et grise prend des tons chauds lorsqu’il est question de soirées -que l’on suppose interdites, qui n’entrent pas dans la norme, et dans les rues peuvent se dissimuler des hommes. Dans cette ville fantôme ressurgit Véli, le cadet que personne n’a revu depuis vingt ans. Ressurgit également le mythe construit autour de sa figure : le gouvernement le suspecte d’être à la tête d’un réseau terroriste. Toutefois, celui qu’on présume être le disparu de retour au village ne se révèle jamais, et laisse ouverte la fin de ce film engagé.
© Nour Films
Nous sommes heureux de quitter la salle, soulagés de pouvoir s’extirper du village. On oublie assez vite ce film, qui revient pourtant progressivement pour nourrir notre propre paranoïa. Abluka n’est pas un film duquel on reste spectateur, c’est une véritable expérience. Pas étonnant que le film ait remporté le Prix Spécial du Jury à la Mostra de Venise 2016.
https://youtu.be/aWDIYhXLmJU